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Naufragés de l’Entropie (Les), T. 2 : Les Manuscrits de Kinnereth
Frédéric Delmeulle
Mnémos, Dédales, roman (France) science-fiction, 286 pages, mai 2010, 20€

Avec « La Parallèle Vertov », Frédéric Delmeulle nous proposait une variante habile et une série de réflexions sur le thème du voyage temporel. L’ouvrage se terminant sur un final vertigineux, il n’appelait pas forcément de suite, mais – nous l’écrivions dans notre chronique – le caractère affirmé de son protagoniste laissait entendre qu’un destin a priori gravé dans le marbre ne suffirait pas à l’arrêter. Et, en effet, ni l’auteur ni le héros n’en restent là. En ne résumant pas son intrigue à cette lutte contre l’irrémédiable et en offrant une narration sensiblement différente, Frédéric Delmeulle parvient une fois encore à surprendre.



Un récit qui sort des sentiers battus

Le narrateur, fonctionnaire d’une branche méconnue de l’Organisation des Nations Unies, pousse la porte du bureau de Sphinx et Yove, un tandem d’archéologues en mal de financement. Il leur présente un manuscrit daté de la seconde moitié du premier siècle que tout porte à attribuer à Jean, l’auteur d’un des Évangiles, qui sur la fin de son existence se décide à faire toute la vérité sur la vie du Christ. La découverte est d’envergure, et si le fonctionnaire s’adresse à ces deux érudits pas vraiment au pinacle de leur profession, c’est parce que ce manuscrit, leur explique-t-il, est lié à la disparition dix ans plus tôt de Child Kachoudas, héros de « La Parallèle Vertov » et père de la fille de Sphinx.

Une telle affirmation paraît totalement insensée, mais ce manuscrit recèle des éléments à tel point surprenants - par exemple, à peine dissimulées dans une phrase, les coordonnées géographiques, latitude et longitude, d’un lieu hautement symbolique - que les deux historiens se laisseront entraîner, en compagnie du père de Child, de sa petite fille et d’un invraisemblable trio de rockers sur le retour, dans une aventure qui les mènera en des sites et des époques qu’il n’est pas besoin d’être devin pour anticiper.

Le titre, il est vrai, annonçait la couleur. Depuis la vogue des thrillers archéologico-religieux, le nom de Kinnereth n’est plus vraiment exceptionnel - les amateurs de l’imaginaire le connaissent également grâce à « La Partition de Jéricho » de René Reouven, paru en 1999 dans la collection Lunes d’Encre chez Denoël. Dès lors, tout semble converger, conduisant le lecteur à craindre la redite, c’est-à-dire l’identité entre le voyageur temporel et le Christ, du déjà-vu à plusieurs reprises. On pense en particulier à « Jesus Vidéo », habile thriller temporel d’Andreas Eschbach, fort malheureusement gâché par des personnages trop caricaturaux qui, tout comme « La Parallèle Vertov », accumulait réflexions et variantes sur le thème du voyage temporel. Mais Delmeulle est un grand amateur de fausses pistes, et il prend soigneusement garde de ne pas verser dans de tels clichés.

Les clichés, pourtant, Fédéric Delmeulle les accumule à foison. Mais il en joue pour mieux égarer le lecteur. Les tics romanesques, les lourdeurs, les approximations psychologiques, les dialogues convenus, les scènes peu vraisemblables trouveront dans le dénouement des justifications inattendues. On devine la jubilation de l’auteur à tirer des ficelles et l’on se dit que le démon de Lamarck, cité dans « La Parallèle Vertov », serait peut-être bien en définitive Frédéric Delmeulle lui-même.

Une littérature populaire qui n’exclut pas la réflexion

Même si ce roman est moins dense et plus court d’une cinquantaine de pages que « La Parallèle Vertov », on retrouve avec plaisir l’érudition historique de l’auteur, et son aptitude à élaborer des hypothèses audacieuses que l’on se gardera bien de révéler. Car « Les Manuscrits de Kinnereth » est aussi, à travers les yeux des archéologues qui sont les personnages du récit, des béotiens que sont leurs compagnons d’aventure, et, in fine, de l’historien qu’est Frédéric Delmeulle, une réflexion sur l’Histoire, sur la création d’un mythe, sur les différences qui peuvent exister entre réalité et légende.

À rebours, comme il se doit en matière de voyage temporel, le roman commence par effleurer cette fin de l’Histoire que proclame le sociologue Philippe Muray. Les historiens ne sont plus, dixit le narrateur, que des “conseillers historiques attitrés de quelques sociétés de productions mineures, pour des fictions télé ou cinéma, des soirées commémoratives costumées ou non, éventuellement des parcs à thème”, dans une France “obsédée par la théâtralité de l’Histoire, comme le sont les sociétés sans avenir”. C’est donc à partir d’un monde sans futur que les protagonistes vont basculer, vertigineusement, vers un point nodal qui a dessiné les sociétés humaines pour des millénaires, pour y être confrontés, de manière bouleversante, à cette absence d’avenir à laquelle ils croyaient avoir échappé.

Le caractère hétérogène de la petite équipe plongeant dans les abîmes du passé permet également, à travers la multiplicité des points de vue, d’offrir un regard sans concession sur l’époque actuelle, avec un brin de critique sociale parfois convenue (“Les temples et totems élevés à la gloire des seules divinités de l’Occident : les firmes transcontinentales”), mais souvent plein d’un humour féroce (“Et question lavage de cerveau, les techniques totalitaires de l’URSS stalinienne ressemblaient à des cours de puériculture à côté de la télé d’aujourd’hui”) qui égaye agréablement la lecture.

La Delmeulle touch voyagera-t-elle vers l’avenir ?

Il n’en reste pas moins que le plus saisissant, tout comme dans « La Parallèle Vertov », est la facilité avec laquelle l’auteur rattrape les défauts de son récit en les transformant en pièges pour le lecteur. On peut donc écrire que l’on a assisté, en l’espace de seulement deux romans, à l’apparition d’une Delmeulle touch caractérisée par l’apparence hautement trompeuse de littérature populaire imparfaitement maîtrisée, mais qui manipule le lecteur avec une virtuosité qui à l’occasion laisse pantois. Ainsi de fausses imperfections de débutant masquent-elles une rouerie de vieux briscard, et permettent en définitive à l’auteur d’offrir des romans d’une qualité qu’un bon tiers de chaque volume ne laissait pas prévoir.

Reste que cette Delmeulle touch, pour habile qu’elle soit, ne semble pas devoir être érigée en système. Brillante, elle apparaît également perfectible. Car ces imperfections et maladresses volontaires peuvent avoir par leur aspect parfois trop criant un effet rébarbatif, et rien ne dit qu’elles ne puissent suffire à conduire un lecteur quelque peu exigeant à délaisser le volume. Gageons toutefois – puisque des rumeurs sans doute issues du futur évoquent la publication d’un troisième tome – que Frédéric Delmeulle, qui ne manque ni d’astuce ni d’idées, et dont « Les Manuscrits de Kinnereth » ne constitue que le second roman, saura bientôt porter sa technique à un niveau qui ne souffrira plus aucune critique. On attend, en tout cas, le volume à venir avec la plus grande curiosité.


Titre : Les Manuscrits de Kinnereth
Auteur : Frédéric Delmeulle
Couverture : Manchu
Éditeur : Mnémos
Collection : Dédales
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 286
Format (en cm) : 23,6 x 15,5 x 2,2
Dépôt légal : mai 2010
ISBN : 978-2354080693
Prix : 20 €



À lire également sur la Yozone :
- la chronique du tome 1 : « La Parallèle Vertov »


Hilaire Alrune
2 septembre 2010


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