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Naufragés de l’Entropie, T.1 : La Parallèle Vertov
Frédéric Delmeulle
Mnémos, Dédales, science-fiction, 334 pages, février 2010, 20€

Quel rapport entre les « Mémoires d’Hadrien » et la Bête de Gévaudan ? Quel lien entre les atrocités commises par un blanc dans le Congo belge des années 1910 et le krach boursier de 1929 ? Quelle est la relation entre la théorie des probabilités du Marquis de Laplace et ce volume en latin qui semble être à l’épicentre du Monde ? Quel peut être le dénominateur commun entre une intelligence artificielle, Marlène Dietrich et l’apparition de la Vierge en 1764 ? Tous ces éléments sont liés entre eux bien plus intimement qu’on ne pourrait le croire.



En 2007, Éditeur Indépendant, spécialisé dans le tirage à la demande, publiait un roman de Frédéric Delmeulle, « Nec Deleatur ». L’ouvrage, recommandé par Gérard Klein, directeur de la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont, connaissait alors une diffusion confidentielle. C’est sous le titre conventionnel de « La Parallèle Vertov » que ce roman resurgit à présent chez Mnémos, pour une plus large diffusion.

L’ouvrage débute par une alternance de chapitres situés en 1910, 1932, 1945 et 1993. Depuis les rues de Londres et le Congo belge du début du siècle à l’effondrement de l’empire soviétique, l’auteur tisse avec un soin documentaire évident la trame d’un motif dont il ne laisse apercevoir au lecteur que des bribes. Le procédé, qui n’a rien que de très classique, est développé de façon parfaitement efficace : le lecteur s’attache à l’enquête menée par deux journalistes français et anglais, et s’intéresse aux vastes zones d’ombre qui en font l’intérêt.

Ce n’est qu’au chapitre dix, sur les trente-deux que compte le volume, après cette longue mais prenante mise en situation, que les deux protagonistes essentiels du récit, un scientifique et un historien spécialisé dans la recherche documentaire, apparaissent comme tels en pleine lumière. La tonalité globale change alors résolument, à tel point que l’on a l’impression que l’auteur n’est plus le même, ou que l’on a changé de livre. Ce ne sont plus que des clichés. Les personnages n’apparaissent pas autrement que comme des stéréotypes, des caricatures. Leurs dialogues prennent des allures convenues. Les références des personnages eux-mêmes à la fiction du voyage temporel n’apparaissent guère subtiles. Les explications scientifiques, pour qui connaît deux doigts de physique, sont risibles. La génération spontanée de l’intelligence artificielle du Vertov, le sous-marin nucléaire qui permet de voyager dans le temps, semble manquer d’à-propos. Le personnage du savant, le professeur José-Luis de Almedia, qui, non content de fabriquer lui-même des ordinateurs bien plus puissants que ceux de la NSA, découvre la théorie du voyage temporel et fabrique de ses propres mains une machinerie démente, n’est absolument pas crédible – sauf, peut-être, dans l’univers des pulps des années cinquante. À ce stade, on pense que le récit est perdu. Les quelques pages qui suivent, le comportement particulièrement stupide du professeur, qui entraîne à la première occasion des modifications irréversibles de la trame temporelle que le premier venu aurait vues venir, viennent conforter cette impression. On se croirait, on l’a deviné, dans un mauvais roman de SF écrit il y a de très nombreuses décennies.

Et pourtant… Et pourtant, rien n’est aussi simple. L’intérêt renaît dès les chapitres suivants, le roman remonte parfaitement la pente. On oublie cette brève errance à travers les poncifs. La trame du récit redevient dense et complexe. Un nouvel épisode fait resurgir de façon transitoire la quincaillerie propre au genre : les univers parallèles, dont on se passerait bien. Nouvelle maladresse ? Pas vraiment : on découvrira plus tard les intentions diaboliques de l’auteur. Le récit se poursuit avec ses qualités premières, la documentation minutieuse et l’examen attentif des faits, et s’agrémente de rebondissements et de péripéties émaillés par les errements et les interrogations des deux protagonistes, qui éprouvent une peine infinie à défaire les dégâts qu’ils ont pu causer dans la trame du temps.

Jusqu’ici, rien que de très conventionnel. Mais Frédéric Delmeulle est bien plus malin qu’il n’en a l’air. Madré, rusé, roublard, retors, en bref, diabolique. Il emmêle et démêle comme en se jouant des fils de la trame temporelle. Il examine les variantes et en esquisse de nouvelles. Il ne se contente pas lors des derniers chapitres d’un de ces twists finaux dont le genre est coutumier, mais remet à plat toute une série de réalités préconçues. Et tout ce que le lecteur – ou le critique – aura au cours du voyage considéré comme des poncifs, des tics de genre et des maladresses de mise en scène, se révélera au final porteur de sens. Le lecteur, sans le savoir, aura été plus finement manipulé que par un récit policier.

Ce premier roman de Frédéric Delmeulle ne se contente pas d’être beaucoup moins naïf qu’on peut le penser, il ne se contente pas d’accumuler péripéties et rebondissements, mais offre aussi des réflexions intéressantes, à la fois sur le voyage temporel lui-même (on peut considérer une grande partie du récit comme une réflexion romancée sur le thème) et sur ses corollaires obligés que sont le déterminisme et le libre-arbitre. Tout est-il écrit ? Les personnages sont-ils maîtres de leur avenir ? Existe-t-il ne serait-ce qu’une once de liberté dans la destinée humaine ? Comment ces questions s’articulent-elles avec la conception que l’on peut avoir du temps ? Quid de la succession temporelle classique des causes et des effets ? Et si tout était figé, unique, taillé dans le marbre, une histoire passée, présente et future monolithique, inébranlable ? “De la sorte on peut considérer que ce que nous appelons le présent n’est rien de plus que le point de jonction transitoire entre le résultat des causes passées et celui des causes futures…” Et ce que l’on croit être le libre-arbitre n’est en définitive rien d’autre que l’ignorance de l’avenir.

On trouve à travers les dialogues entre protagonistes et leurs interrogations d’autres réflexions, notamment sur l’Histoire, “une sorte de boyau qui chemine sous terre, éclairée de loin en loin par des torches vacillantes, qui n’ont pas toutes été placées par hasard.” Une Histoire écrite ou réécrite en fonction du contexte, destinée à se conformer aux configurations mentales de l’époque, vouée à la justification des actions du pouvoir. Quant à l’histoire objective, scientifique, “celle qui se coltine sans préjugés la complexité irréductible du réel, celle-là se retrouve confinée dans les cabinets de travail des chercheurs (…)”

“La complexité irréductible du réel” : cette élégante formule de Frédéric Delmeulle n’a sans doute pas été placée dans l’avant-dernier chapitre par hasard. Car on sent bien que si l’oncle scientifique accepte de n’être que l’objet du destin préalablement écrit que le Vertov lui a permis d’accomplir, s’il a réussi à démêler et à rationaliser l’écheveau incroyablement complexe qui l’a amené à voyager dans le passé, son neveu accepte plus difficilement la façade cartésienne plaquée in fine sur la succession de paradoxes. Lui cherche à aller plus loin. D’un destin qu’on lui présente comme irrémédiablement écrit, il attend autre chose qu’une voie tortueuse déjà tracée dans les méandres du temps, un chemin unique, déterminé, immuable, qui ne saurait faire de lui qu’un simple automate de l’Histoire. Et l’on sent bien qu’un roman qui se termine avec ce personnage aux commandes d’un sous-marin nucléaire autorisant le voyage temporel ne peut en rester là. Trop de possibles, trop d’interrogations encore, trop de révolte face à une absence de libre-arbitre que le jeune homme ne saurait accepter.

Au total, on ne peut que penser du bien de ce premier roman de Frédéric Delmeulle, que les responsables de chez Mnémos ont eu la bonne idée d’exhumer des ténèbres de la micro-édition. Érudit, solidement documenté, parfaitement construit, souvent prenant et surtout brillamment manipulateur, il mérite une place respectable dans la longue liste des ouvrages consacrés aux voyages dans le passé. Et si la chronologie continue à suivre son cours en ligne droite, nul doute que les lecteurs de « La Parallèle Vertov » plongeront de nouveau dans le vortex temporel dès la parution de sa suite, « Les Manuscrits de Kinnereth », prévue chez Mnémos pour le second semestre de l’année 2010.

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Coquilles - La Parallèle Vertov

Titre : La Parallèle Vertov
Première publication : sous le titre Nec Deleatur, Éditeur indépendant, 2007
Auteur : Frédéric Delmeulle
Relecteur : Raphaël Gazel
Couverture : Manchu
Éditeur : Mnémos
Collection : Dédales
Site internet : page roman (site éditeur)
Pages : 334
Format (en cm) : 15,5 x 23,5
Dépôt légal : février 2010
ISBN : 978-2354080730
Prix : 20 €



Hilaire Alrune
25 mai 2010


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