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Ne Te Retourne Pas – Le procès de Marina de Van
La plaidoirie de Nikolaï Galitzine (journaliste, cinéaste londonien)
3 juin 2009

« Si je faisais des films pour les critiques, ou pour qui que ce soit, je vivrai très probablement dans un tout petit logement à Hollywood. » – Jerry Bruckheimer



Les rideaux du réel s’ouvrent dans un restaurant. Les convives sont un groupe ordinaire de gens de classe moyenne, blanche. Nous sommes dans une grande ville, toute proche d’ici. C’est l’heure du déjeuner et les serveurs font des allers et retours pressés entre les tables, prenant les commandes et délivrant des plats.

À notre gauche, un célèbre écrivain mange avec son agent. Près de lui, un cadre employé par une banque partage un déjeuner d’affaires avec son PDG. Partout alentour, nous entendons la rumeur de conversations animées. Les rouages de l’industrie et de la vie se meuvent avec verve et décorum.

Dans cette scène de relative normalité, une femme nue pénètre le restaurant et s’assied seule à une table. Elle approche la quarantaine, avec une peau très claire et des cheveux noirs tombant en cascades sur ses épaules. Des yeux d’un bleu éclatant illuminent son visage avec l’innocence d’un enfant. La pièce devient silencieuse un moment. Les gens détournent les yeux. Quelques rieurs pouffent avec dégoût devant un tel acte de folie. Quelques regards masculins s’attardent un peu trop longuement sur ses seins et ses lèvres. Il faut bien une minute ou deux avant que le patron ordonne à son serveur de faire sortir l’embarrassante intruse.

Cette femme est Marina de Van et la pièce qu’elle a pénétrée est le hall du Cinéma Moderne.

Depuis le tout début, Marina s’est montrée incapable de s’approprier les codes d’une grammaire contemporaine héritée d’une longue lignée de cinéastes, depuis Eisenstein jusqu’à Bruckheimer. Elle a trébuché dans la conscience avec un premier court-métrage très dérangeant – « Bien Sous Tout Rapport » – tout frais sorti de la Fémis. C’était pour elle un acte de vérité, un regard perçant, viscéral et perturbant, au-delà du voile de la société contemporaine. Elle s’est mise en scène elle-même dans le rôle d’une jeune femme à qui le sexe est explicitement et frontalement enseigné par sa famille. C’était un témoignage troublant sur l’hypocrisie des classes moyennes, et un reflet très intime de son propre esprit.

Elle a continué à explorer les aspects les plus sombres de sa vie avec des films tels que « Rétention » et « Psy-Show », non pas dans le but de choquer mais pour demander de l’aide à un public qui semblait pouvoir détenir une réponse. Pour elle, le cinéma a été le moyen d’exposer son cancer à la lumière du jour, et de lui fournir un mode d’expression.

La différence entre Marina et les autres metteurs en scène est la nature de sa quête autobiographique. Elle n’a pas peur de s’écorcher, de s’exposer entière, devant ou derrière la caméra, en sachant que sa naïveté causera pourtant l’embarras et la dérision. Pour elle, c’est une nécessité.

« Dans Ma Peau » était sa première percée auprès du grand public, où elle a tout de suite été comparée avec David Cronenberg et avec d’autres metteurs en scène de films de genre. Le fait qu’il y ait du sang, l’élément basique de cette œuvre, l’a immédiatement classée dans le camp de ceux dont le but dominant est de terroriser le public, ou de jouer avec les recettes et les thèmes standard, déjà éprouvés, de nos peurs sociales. Mais en vérité, la terreur que les spectateurs ont ressentie en regardant « Dans Ma Peau » provenait de ce que Marina a braqué une lumière sur les recoins les plus sombres et secrets de leurs esprits. Il leur était demandé de s’examiner eux-mêmes, ou tout au moins de l’examiner elle, dans ses moindres et plus intimes détails.

En tant qu’animaux sociaux, nous cherchons tous auprès des autres l’approbation, la reconnaissance. Chaque jour, les magasines de papier glacé nous décrivent la vie perturbée des acteurs et des stars. Nous espérons tous être heureux, vivre une charmante vie avec des enfants souriants et des lits confortables où rentrer nous coucher. Et nous sommes rassurés de voir que même les plus grands partagent la même mortalité et les mêmes problèmes que nous. Mais il y a une limite tolérable à cette identification de masse. Il y a de la terreur dans nos cœurs quand nous mesurons combien la chair peut aisément nous être arrachée. Et les médias se délectent des récits de crash aériens et de meurtres.
Marina a pris ainsi la plus taboue des voies, avec « Dans ma peau », où elle nous a montré le chemin logique et émotionnel conduisant à nous arracher notre propre peau et à nous demander alors pourquoi elle était si fragile. Le voyage que nous avons fait avec elle était un terrible voyage. Une épreuve douloureuse où l’art du cinéma était utilisé à son maximum, de manière à nous faire entrer dans son univers et ses propres émotions.
Elle nous demandait de l’aide, sachant pourtant que seuls les critiques de cinéma, ou certains amis, lui donneraient quelque espoir. Peut-être l’occasion de rencontrer un étranger, qui aurait vu le film et qui pourrait réussir à formuler une réponse au problème qu’elle brandissait à travers et contre son propre corps ? Quoi qu’il en soit, ce n’était qu’une étape d’un long voyage, qui durera toute sa vie.
L’étape suivante s’est révélée bien plus complexe.

Avec « Ne Te Retourne Pas », Marina s’est dépouillée de tout ce qui lui restait de la peau conventionnelle d’une cinéaste, et elle a été autorisée à exposer son âme nue, aux yeux de tous. Des films de ce genre ont rarement la possibilité d’être réalisés. Dans un flot ininterrompu de conscience, où les personnages se dissolvent et se fondent littéralement les uns dans les autres, elle a rendu floues les frontières des structures thématiques et de la construction évolutive des personnages. Cette fois-ci, sa cible est beaucoup plus obscure. C’est la représentation de sa confusion intime. Elle demande au spectateur qu’il accomplisse avec elle son voyage personnel, pour exiger de lui qu’il réponde à l’une des questions les plus difficiles qui soient : Qui est elle, et que fait-elle ici ?

De multiples façons, « Ne Te Retourne Pas » concentre beaucoup d’histoires et de films mêlés ensemble à travers le mécanisme d’une héroïne éphémère. Le fait que cette héroïne soit représentée par plus d’une seule personne défie les conventions que nous avons été habitués à accepter.

Nous commençons le film à Paris, avec Jeanne (Sophie Marceau), qui est un écrivain dont la vie paraît profondément insatisfaisante, incomplète. Son travail et son mari semblent à l’opposé de ses désirs réels. Ici se situe un point de départ, qui constitue l’écho et la réplique presque parfaite de la situation initiale d’Esther (jouée par Marina elle-même) dans son dernier film, « Dans ma peau ». Jusqu’aux cicatrices sur ses jambes, nous retrouvons ici des liens avec le passé. Mais bientôt, ces repères narratifs nous sont retirés, et nous sommes projetés ailleurs : dans le domaine étrange et presque familier d’une perception altérée.

Les spectateurs auront du mal à accepter le manque d’adhésion du film à la grammaire cinématographique courante. Bien que ce ne soit profondément implanté que dans nos subconscients, nous savons instinctivement, grâce à l’ingestion massive de produits audiovisuels, où la caméra « doit être » et de quelle manière les scènes « doivent être » montées. Mais dans chaque scène de « Ne Te Retourne Pas », la caméra ne quitte jamais Jeanne, comme si elle craignait de regarder ailleurs et que le personnage se sente seul hors de cette proximité. On sent très peu d’intérêt pour la fabrication de fausses pistes ou de faux drames, ou pour la recherche d’angles visuels surprenants, accomplis pour le plaisir. Jeanne ne reçoit la sécurité des longues focales que lorsqu’elle est en compagnie d’autres personnages, ce que le protagoniste male, Téo (Andrea De Stefano) ne se voit lui-même jamais offrir. Pour Jeanne, les hommes du film sont suspendus entre la vie et la mort, comme des zombies archétypaux, à peine compatissants, à l’extrême périphérie de son expérience. Il s’agit plus d’un problème interne avec lequel elle se débat. Ce qu’un mari ou un amant ne pourra que trouver perturbant et frustrant. Ce sont ces conflits intimes qui peuvent profondément affecter un mariage. Les partenaires chercheront toujours en eux-mêmes la faute - la source coupable de l’angoisse de leurs épouses.

Jeanne commence à perdre toute prise sur la réalité. Ce qui l’a conduite à ce point de confusion reste vague. Cela pourrait être le stress de la maternité, ou les pressions de son travail, mais en vérité il s’agit d’une période de la vie de Marina, incarnée par des acteurs, et de quelque chose que nous, spectateurs, ne connaîtrons jamais.
D’abord les objets, et puis l’héroïne elle-même, commencent à se transformer et à changer. Marina demande au public s’il a jamais expérimenté un sentiment similaire de désorientation, lié à un stress, ce que le spectateur peut au départ aisément lui concéder. La première perception d’un changement concerne la position de la table de la cuisine, qui provoque une dispute familiale. Un événement si anodin qu’il engendre une paranoïa qui nous rappelle celle du psychodrame classique « Hantise », de George Cukor. Mais très vite, les changements deviennent ici plus corporels et Jeanne s’aperçoit avec horreur que son visage et son corps sont en train de se métamorphoser en ceux d’une personne qu’elle ne connaît pas. Nous voyons qu’il ne s’agit plus d’un simple récit de genre thriller, mais de quelque chose de beaucoup plus bizarre.

Ce qui aurait pu se développer à la manière du récent film « Caché », de Michael Haneke, commence à être dominé par des tonalités horrifiques. Le public est attiré dans une direction, puis dans une autre, mais il ne reçoit jamais une satisfaction suffisante pour lui permettre de catégoriser l’histoire qu’il est en train d’observer.
Ceci, constitue l’essence d’une manière honnête de faire des films.

Le cinéma a grandi avec des règles et des lois, comme chaque forme d’art. De temps en temps, une personne arrive et réécrit les règles. Eisenstein a introduit la juxtaposition de symboles pour induire de la fiction à travers l’effet Kuleshov. Un « Chien Andalou », de Bunuel, a radicalement détruit la linéarité narrative qui prévalait dans l’émergente industrie hollywoodienne. Et Godard a fendu les structures narrative avec « Week-end », ou « Deux ou trois choses que je sais d’elle », ouvrant la voie de la si décriée Nouvelle Vague du Cinéma Français.
La fameuse synthèse, par Christopher Vogler, du livre de Joseph Campbell, « Le héros aux milles et un visages », a constitué le modèle unique de ce qui allait devenir la géographie maîtresse, la structure fondatrice, du cinéma d’aujourd’hui. La construction des histoires est devenue basée uniquement sur ces vérités universelles, censées correspondre à toute personne, quelle qu’en soit la race ou la nationalité. Mais ces vérités sont de façon générale creuses et superficielles. Les lignes de l’intrigue et les personnages glissent à la surface de nos existences, pauvrement condensées en deux dimensions. S’écarter de ce modèle a été vécu comme étant financièrement dangereux pour les investisseurs, parce que les gens n’ont pas envie d’explorer leurs inconscients.

Dans « Ne Te Retourne Pas », Marina a été capable de renverser de multiples genres, au profit de sa quête naïve et fragile pour la lumière, pour la découverte d’elle-même. Cette honnêteté crue qu’elle nous a offerte, est très difficile à accepter au premier degré, pour sa valeur apparente. La radicalité de son enquête à l’intérieur de son propre esprit peut sembler embarrassante et touchante à la fois. Elle semble s’être agrippée à toutes les ficelles des conventions visuelles et des genres cinématographiques dans le seul but de nous parler dans notre propre langage, et ce qui ressort de cette démarche, ce sont des mots et des images que nous n’attendions pas. Elle nous parle de beaucoup de thèmes familiers, depuis le thème du double jusqu’à celui des anamorphoses, mais elle ne les resitue pas dans leur contexte original et propre. Nous reposer dans la sécurité de formes telles que celles de la 4ème dimension, où nous attendons paisiblement l’inattendu, est un luxe auquel nous n’avons ici jamais droit.

Le box office a dicté les règles de l’art cinématographique depuis le début, et seuls les plus malins, ou les plus chanceux, ont été capable de défendre et de vendre un script qui sortait des cadres de Campbell. La recette éprouvée par les producteurs a, dans ce cas, toujours été d’adjoindre une star à un projet qui avait besoin d’un champion.
« Besoin » est le maître mot. Les producteurs sont les chevaliers d’une industrie qui choisit quels projets doivent être défendus auprès des financiers, lesquels escomptent un retour sur leur investissement. Ces producteurs choisissent des armes de combat capables de satisfaire à la fois le metteur en scène et l’investisseur.
Dans la plupart des cas, ces armes sont les acteurs.

Après beaucoup d’années de développement, « Ne Te Retourne Pas » est arrivé avec deux des plus puissants outils de la guerre cinématographique : Sophie Marceau et Monica Bellucci. Toutes deux, chacune à sa manière, sont très belles et très talentueuses. Mais cela ne suffit pas en soi. Elles ont été soigneusement choisies pour représenter une seule femme, dont la complexité et la sensibilité allaient être exposées dans un récit qui rendait visibles et visuelles ses différentes personnalités intérieures.
Quand on les regarde ensemble, sur de récentes photos, on peut se demander si un véritable amalgame entre Sophie et Monica n’aurait pas en vérité créé Marina elle-même. À l’écran, ces deux actrices ont soumis leurs égos à une épreuve qui n’est généralement pas demandé à un acteur – de jouer la même personne. La beauté de ce dispositif est que nous ayons pu être capables de suivre cette personnalité et d’accepter le changement d’acteur en tant que représentation des multiples facettes de notre vraie protagoniste.

Une fois que Sophie Marceau a subi sa transformation et que s’affirme sans résidus la seconde apparence de Jeanne (Monica Bellucci), nous restons vides et confus. Un nouveau chapitre de la vie de ce personnage s’ouvre et nous sommes transportés en Italie pour essayer d’y trouver des réponses. À nouveau, la logique et le spectacle visuel sont écartés au profit d’une exploration constante, par la caméra, des aspérités problématiques du personnage, et non des paysages. Cette nouvelle héroïne est très perdue, très peu sûre de savoir si elle doit utiliser plutôt sa sexualité ou son honnêteté pour découvrir qui elle est. Tous les fondements de sa vie, auxquels nous avons jusqu’à présent espéré nous accrocher avec elle, comme des îlots dans nos mémoires, se mélangent et mutent. Depuis son mari (Andrea Di Stefano/Thierry Neuvic) jusqu’à sa mère (Brigitte Catillon/Sylvie Granotier) jusqu’au langage lui-même (français/italien) ; rien n’est concret. Marina a réussi à nous impliquer dans une vague de désorientation suggérant la vertigineuse expérience d’un trip sous acide. Chaque fois que nous pensons être en sécurité, les règles du jeu changent, et nous sommes poussés de plus en plus loin du rivage, au large de la mer.

L’anamorphose est un thème commun des folklores du monde entier. Elle y est perçue comme une malédiction ou comme une punition. Ici, l’outil est utilisé sur un mode chamanique, nous emportant dans la spirale de l’exploration involontaire qu’une femme fait d’elle-même, pour trouver la vérité. La crise de la quarantaine fait toujours surgir beaucoup de questions, telle que celle de la valeur et de la direction de nos vies. Voir ces questions concrètement figurées est à la fois inconfortable et choquant. Nous vivons dans un monde où les hommes n’ont pas le droit de pleurer, et où les femmes se doivent d’être belles, élégantes, compétitives. Les crises intimes ne sont tolérées qu’à l’abri de portes closes. Nous savons que cela arrive à tout le monde, mais nous n’avons pas le droit d’en parler. Il y a des milliers d’années, beaucoup de peuples du monde entier usaient pourtant de drogues comme le Peyote ou l’Ayahuasca pour voyager dans le monde spirituel à la recherche de réponses à leurs propres angoisses. Plutôt que de littéralement représenter une cérémonie chamanique, comme dans le « Blueberry » de Jan Kounen, Marina a utilisé la chambre obscure du cinéma pour nous emporter avec elle dans l’un de ces voyages. Elle emploie toutes les techniques digitales les plus récentes pour confondre et intoxiquer, mais avec la main douce d’un artisan modeste, pratiquant un rituel très ancien.

L’utilisation des effets spéciaux dans le film est très intrigante. Quand la plupart des gens cherchent à exalter le moment d’une transformation comme une apothéose, Marina a choisi une approche plus impartiale et plus tendre. Elle nous demande de sentir l’angoisse de Jeanne, lorsqu’elle se métamorphose de Sophie Marceau en Monica Bellucci. Le design des effets spéciaux n’est nullement outrancier - ce qui aurait ouvert la voie à maintes critiques. Mais les étapes intermédiaires des transmutations défient les plus vieilles lois de la beauté visuelle en appariant Sophie et Monica le long de la ligne centrale de la symétrie. Cet acte d’hérésie, à l’encontre de deux icônes du cinéma, peut être vécu comme un sacrilège grotesque par beaucoup, mais il peut aussi être vu comme une réponse calculée à notre soif moderne de perfection. Comme dans un amphithéâtre romain ; la foule hurlera pour qu’on lui donne du sang et du spectacle, et si son désir n’est pas satisfait, elle enragera et sifflera en retour. Ce film est sorti la même semaine que « Terminator Renaissance » – une débauche d’effets spectaculaires. Dans un tel film, on demande au spectateur de prendre clairement parti, comme dans un match de football, et de soutenir ses héros, caparaçonnés dans leur coquille digitale, jusqu’à leur triomphe final.
« Ne Te Retourne Pas » n’offre ni triomphe final ni débauche de spectacle. La fin, que beaucoup pourront trouver sentimentale ou pauvre en coquetteries numériques, paraît seulement la fin d’un cycle condamné à se répéter. Jeanne, ou Marina, doit continuer sa transmutation, mais cette fois-ci avec un véritable espoir - les aspects de son caractère ayant pu être exposés au grand jour et trouver ainsi, entre eux, une harmonie plus paisible. Une préoccupation hautement humaine.

« Ne Te Retourne Pas » n’est pas un acte gratuit de cinéma. Surtout émanant de Marina. En 1998, elle a réalisé un court-métrage – « Alias » – qui paraît aujourd’hui avoir été la répétition préparant l’acte réel. En lui-même, ce film est un bijou de mise en scène condensée. Sans aucun effet spécial, ni star, Marina s’y lance dans le récit d’une jeune fille dont la famille ne remarque pas qu’elle a été remplacée par une femme âgée et hagarde, qui lui a volé sa robe, son identité. Avec des dialogues qui provenaient en vérité de la vie personnelle de Marina, elle a recréée le sentiment d’aliénation et d’angoisse que beaucoup d’adolescents éprouvent au contact de la société policée de leurs parents. Le fait qu’elle ait choisi de se concentrer sur l’angoisse d’une adolescente offrait au spectateur adulte la permission d’observer cette angoisse avec distance, soutenu par le confort du souvenir vague de l’enfance. À présent qu’elle est revenue à cette même histoire, réalisée cette fois-ci par elle-même, et pour nous-mêmes, en tant qu’adultes, nous n’avons plus de retraite possible. En tant qu’adultes, nous sommes supposés être durs et imperméables. Nous avons développé une armure nous permettant de survivre dans notre très cruelle société. Passer au-delà du masque n’est réservé qu’aux plus intimes de nos vies.
Beaucoup des accroches visuelles de « Alias » sont ici répétées, depuis les photos sur les miroirs, jusqu’à l’absence complète d’intérêt des autres personnages pour la transformation de l’héroïne. Mais cette fois-ci, elles sont transposées sur une scène beaucoup plus vaste et se voient offrir le temps d’une véritable exploration du sentiment d’aliénation.

Dans la dernière partie du film, Jeanne (Monica Bellucci) échappe à la relative sécurité de ce qui semble être la maison de sa mère, au moins formellement. Elle régresse ici en se transformant en une jeune enfant, Rosa Maria (Vittoria Meneganti), que nous avons déjà vue apparaître à différents moments du film. Ce changement final se présente comme un soulagement, quelque chose d’inattendu, même au sein de cette narration liquide, mouvante. Nous sommes autorisés à régresser vers le sein maternel et à nous échapper du chaos du monde adulte, mais seulement pour être détruit dans un accident de voiture terrifiant.
Marina refuse de nous offrir aucun répit, quoi qu’il arrive.
Pour un court moment, on nous concède la convention d’un stress post-traumatique capable d’imposer une logique à ce que nous avons vécu. Mais ce confort est vite dissipé lorsque Rosa-Maria accomplit sa transformation prédestinée en la Jeanne inaugurale du film (Sophie Marceau), sans effets spéciaux ni emphase.
Le cercle complet est achevé, et le mélange des personnages rejoint un point de résolution, dont nous ne pouvons que nous demander s’il a été atteint par la réalisatrice elle-même.

Dans le langage moderne de la narration, Marina utilise le dispositif du « Retconning », ou de la Continuité Rétroactive, pour constamment réformer ce que nous avons vécu, comme un moyen d’éliminer notre besoin de logique et de nous plonger dans les souvenirs et les émotions constamment changeants de son existence. Même avec l’addition d’une quatrième femme, la jeune mère de la défunte Jeanne d’autrefois (Miriam Muller), qui génère une confusion supplémentaire lors du dénouement, ces personnages secondaires prêtent une logique délirante à l’expérience finale du spectateur. Pour Marina, il semble que l’ingestion du film en tant qu’objet global soit plus importante que la dissection de ses éléments singuliers. Malheureusement, nous n’avons aujourd’hui que des films comme l’ « Inland Empire », de David Lynch, qui prennent un risque comparable à celui-ci - pour employer une comparaison superficielle. Il est en tout cas très rare qu’un film parvienne à naviguer dans des eaux tellement inconnues. Et nous devrions être heureux, en tant que spectateurs, qu’il y ait des gens assez courageux pour être aussi purs, naïfs.

Marina de Van est destinée à errer de lieu en lieu, portant sa nudité comme une encombrante charge. On peut seulement espérer, pour le public du cinéma, qu’un jour elle soit rejointe par d’autres metteurs en scène, qui seront eux aussi autorisés à se dépouiller des outils rôdés de la narration cinématographique, et à s’asseoir auprès d’elle sans craindre d’être honnêtes : le dernier crime d’un artiste, et son premier devoir.


LIEN(S) YOZONE

=> L’interview exclusive « Ne te retourne pas »
=> Films Annonces

INTERNET

Le site officiel : http://www.neteretournepas.com



Nikolaï Galitzine
22 juin 2009



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Photographie : Vessela Kroucheva



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