Jean-Philippe Jaworski ouvre ce café littéraire consacré à la question des liens entre les hommes. Que ce soit dans « Gagner la guerre » ou « Janua vera » (l’avis Yozone), la question du partage se pose après une victoire, et alors apparaissent les rivalités entre clans jusqu’alors unis.
La notion de clans, de nations est donc bien souvent centrale dans la fantasy. Dans « Le Seigneur des Anneaux », Tolkien structure son univers par les nations, les lignées et les clans après l’érosion des grands royaumes.
D.A. Durham confirme avec « Acacia », où la lutte contre l’empire fédère les peuples autour des mêmes griefs. Au début du roman, la tension monte lorsqu’un clan semble prendre l’ascendant, ce qui annonce clairement l’avenir : l’empire est mis à bas et un autre prendra sa place, au lieu du rêve de liberté et d’indépendance des clans. Il revient sur l’idée évoquée plus tôt dans la journée d’un effet de réel : il s’est efforcé de peindre un monde riche et vivant, avec ses diversités culturelles, similaire au nôtre, et pas « juste un univers d’elfes et de nains ».
Dans « Le Pacte des Marchombres » (auquel l’éditeur a consacré un mini-site), Pierre Bottero fait s’opposer deux univers, l’un humain et l’autre non-humain, donnant au premier un ennemi facile, évident, car bestial. Mais chez les humains, il a refusé le système de castes ou de clans pour lui préférer celui des guildes : l’appartenance à un tel groupe est donc un choix, une adhésion volontaire à une entité dont on approuve et accepte les idées, dans lequel l’individu se reconnaît. Et qui permet donc l’évolution et l’épanouissement de chacun. L’auteur ne voulait pas d’un univers où ses personnages seraient bridés par le modèle du « j’appartiens à tel groupe (par la naissance, la géographie, etc.) et je ne me pose pas de questions. »
D.A. Durham refuse également de se laisser enfermer dans les cadres « classiques » voire caricaturaux de la fantasy, et y insère donc un peu de notre monde, l’occasion d’enrichir l’imaginaire et de parler du réel. Comme dans la réalité, les idéaux de ses personnages peuvent transcender l’Histoire, mais ils doivent également faire face à de nombreuses difficultés.
Dans « le Temps du Dragon », Marianne Leconte met en scène dans la Chine antique un groupe hétéroclite. Plutôt que tribu, elle préfère le terme d’une communauté, à l’image de celle de Tolkien, ou d’une confrérie, qui forme « les 7 ou 8 doigts d’une main » : ils ont un but identique, et malgré des dissensions, ils comprennent qu’ils doivent faire front commun pour y parvenir. Elle a tenu à intégrer son histoire dans un cadre historique, afin de l’enrichir de l’esprit, de l’âme du lieu et de l’époque.
J-P Jaworski aime aussi l’Histoire, et le théâtre élisabéthain : c’est sa complexité, ses affrontements intestins dans un cadre familial ou clanique qu’il a voulu faire ressortir dans « Gagner la guerre ». Les camps ne sont pas clairement délimités, les clans sont pétris de haines et de rivalités internes, bref tout le monde est prêt à se poignarder dans le dos dans cette nation pourtant victorieuse et qui s’apprête à fonder un empire.
Pierre Bottero écrit quant à lui pour au contraire « sortir de la réalité ». Il se dit incapable d’écrire de la fantasy historique ou économique, et préfère s’éloigner de tout ce qu’on connaît. Dans les « sources classiques » de la fantasy, comme « le Seigneur des Anneaux », il distingue 2 catégories : les clans et les races, dont l’union dans la Communauté de l’Anneau marque la réussite, et des nations comme le Rohan divisé par les luttes internes.. Dans « Ellana », il oppose dans une scène forte et violente le racisme et l’intolérance inhérents aux clans « négatifs » (imposés) aux sentiments plus fraternels du clan « choisi », opposant ainsi le droit et l’amour, la contrainte et le choix.
D.A. Durham rappelle ses débuts d’auteur historique, et y voit une étape utile pour venir à la fantasy, une évolution qui se ressent dans la trilogie d’Acacia, puisque le 2e tome (à paraître sous peu aux USA) est plus riche en magie, en « éléments de fantasy » tandis qu’il prend ses marques dans ce genre. La transition dans le récit est aussi celle du style de l’auteur.
Il annonce également que dans le 3e volume, Acacia sera menacé d’une invasion extérieure, et se demande si les peuples resteront unis ou au contraire se déchireront en luttes intestines. Il l’ignore encore, la décision se fera naturellement selon l’évolution de la mentalité des personnages.
J.P. Jaworski abonde dans le sens de personnages parfois autonomes, dont la logique prend parfois le pas sur les projets de leur auteur.
Marianne Leconte revient sur le principe d’un groupe disparate soudain uni et soudé. Elle avoue s’être principalement projetée dans les deux personnages principaux féminins, jouant sur leurs tensions jusqu’à leur donner également une logique interne qui les rendent autonomes, réalistes et attachants, car sans cela, il est difficile pour le lecteur d’avoir envie de les voir réussir dans leur quête.
Dans « Acacia », le souverain qui décède au début du roman voyait son royaume comme un empire moral, malgré une prospérité basée sur le commerce de drogues et l’esclavage. S’il est lâche, c’est aussi un père aimant, et un roi qui souhaite changer les choses mais prend conscience trop tard de son manque de pouvoir. Sa mort provoquera des changements, notamment ceux qu’il souhaitait et avait échoué à imposer de son vivant.
Pierre Bottero revient sur le principe auquel il n’a pas souscrit dans « le Pacte des Marchombres » : quel que soit le groupe, clan ou nation, les choses ne marchent pas et conduisent presque fatalement à la guerre, à quelque échelle que ce soit. Sa réflexion initiale était : comment faire pour que ça marche ? Si c’est facile à l’échelle d’un personnage, la difficulté est croissante avec le nombre de protagonistes. C’est pourquoi il a imaginé un univers qui évoluerait sans intolérance, plutôt que se calquer sur notre monde et ses multiples niveaux et domaines de dissensions internes, et produire une « sorte d’utopie positive » (même si par définition, l’utopie est déjà positive).
J.P. Jaworski lui répond en s’attribuant le titre d’« utopie négative » (et pas une dystopie) pour « Gagner la guerre » : en effet, sa société fonctionne bien qu’elle soit basée sur de mauvais principes, et présente le constat dérangeant de la fondation d’un état qui paraît brillant malgré des bases condamnables. Il reconnaît en ceci l’influence de l’œuvre de Machiavel.
L’univers de D.A. Durham est lui aussi fondé sur des choses pas jolies-jolies, le racisme et la drogue. Si comme Pierre Bottero il souhaitait développer une utopie positive, il s’est surtout servi de sa connaissance vécue de l’histoire afro-américaine pour transposer certaines souffrances des Noirs américains dans ses personnages.
Mon avis d’auditeur : Je crois que je n’ai plus besoin de lire « Acacia », son auteur étant présent à presque tous les cafés littéraires de la journée (rentabilisons les invités étrangers...) quel que soit le sujet, mais David Anthony Durham n’est pas désagréable et se prête au jeu. Marianne Leconte, qui n’est pourtant pas une débutante, s’accroche un peu trop à son livre. Heureusement, Bottero et Jaworski alimentent le débat avec une franchise presque décontractée. Faciles à suivre même pour qui ne les a pas lus, leurs réponses donnent véritablement envie de se plonger dans leurs livres et découvrir ces univers réalistes et différents, bien que diamétralement opposés.
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