L’histoire est celle de trois héroïnes de contes féeriques modernes, Alice (du Pays des merveilles et de l’autre côté du miroir), Wendy (de Peter Pan) et Dorothy (du Magicien d’Oz), qui se rencontrent, dans un hotel quelque part en Autriche peu de temps avant l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, événement déclencheur de la Première Guerre Mondiale, se lient d’amitié tendre et se racontent les histoires étranges qu’elles ont vécu plus jeunes. Ces histoires ont bien peu en commun avec les romans de Lewis Caroll, James Matthew Barrie et L. Frank Baum. Ainsi, Alice, une vieille lady lesbienne, a-t-elle vécu dans sa jeunesse une expérience traumatisante avec un ami de son père, expérience qui lui aura donné le goût des drogues, la peur des hommes et l’amour des femmes. Wendy, épouse frustrée et mère de famille, a connu la passion avec un voyou prénommé Peter quand elle était jeune. Dorothy, jeune américaine un brin vulgaire (elle se décrit elle-même comme une simple fille de ferme), après avoir découvert les délices de la masturbation pendant un cyclone ravageur, séduit tous les garçons de ferme de son entourage, et les décrit de telle façon qu’on reconnaît très bien l’épouvantail, le lion craintif et le robot du Magicien d’Oz. Chacune a été menée si loin, par l’orgasme, qu’elle a atteint le Pays Imaginaire – ce qui a donné lieu aux légendes que nous connaissons.
Ainsi, ces trois femmes, d’âges et de condition très différentes, se rencontrent, se lient d’amitié et surtout se racontent des histoires érotiques en se faisant l’amour. Il y a quelque chose de la Déesse-Mère dans cette triade comme dans les triades des déesses de l’Antiquité grecque ou celte. Quelque chose de sombre et d’inquiétant, de séduisant, d’excitant, dans cette tresse d’histoires érotiques, dans cette « compétition » qui rappelle, d’ailleurs, les règles observées par les bardes se lançant des défis.
Filles perdues est en fait composé de trois volumes qui, dans la version originale, étaient parus en coffret. Ces trois livres ont des tonalités assez différentes, même si cette différence est subtile. Le premier, c’est la rencontre et la séduction. Le second, l’apothéose et la pornographie joyeuse. Mais à la fin de celui-ci, la vie réelle se dessine en filigrane avec la déclaration de guerre et le troisième livre est celui de la déchéance. Le monde s’écroule autour des trois femmes, et les histoires qu’elles se racontent sombrent dans la perversité : inceste, sadomasochisme, usage de plus en plus fréquent de la drogue, viol, prostitution… Pourtant, elles restent pures au milieu de ce qu’elles vivent, car elles le vivent de leur plein gré.
Le plus extraordinaire, dans Filles perdues, reste toutefois le visuel.
L’illustratrice, Melinda Gebbie, a utilisé différentes facettes de son art pour chaque type d’histoire. Selon la narratrice, les dessins auront des couleurs vives ou pastel, ou encore sombres. Le noir & blanc est aussi beaucoup utilisé, en particulier pour reproduire un livre que chaque hôte trouve dans sa chambre, que certains prennent pour une Bible et qui, en fait, est une compilation de textes érotiques. Le parallèle qui est fait entre certaines scènes vécues par les protagonistes et certains passages de ce livre que eux-mêmes ou leur compagnons lisent au même instant est saisissant. Tout comme est particulièrement étonnant le « jeu de scène ». Ainsi, cette lampe placée en contrebas qui éclaire Wendy et son époux se livrant à des occupations banales, l’une sa couture, l’autre sa lecture, tandis que les ombres projetées sur le mur racontent une toute autre histoire, plus que suggestive ! Et ces deux chapitres qui se suivent et montrent les quatre mêmes personnage, Alice, Dorothy, Wendy et son mari, au restaurant, le premier suivant le dialogue entre Alice et Dorothy, le second entre Wendy et son mari ! Melinda Gebbies a utilisé tellement de possibilités qu’on peut relire et re-regarder Filles perdues et découvrir d’autres détails qu’on n’aura pas remarqué la première fois – sans doute trop occupé qu’on était à contempler les membres respectables de ces messieurs et les chattes délicates de ces dames… Car Filles perdues est cru, nettement, et si les premières pages semblent ressortir plutôt de l’érotisme soft, celui-ci se fait de plus en plus hard à mesure que l’histoire plonge dans une dépravation qu’on n’aurait pas imaginée au début, à tel point qu’on finit par comprendre la raison du macaron « réservé aux adultes – interdit aux mineurs », macaron qui m’avait, au début, laissée dubitative – je n’ai jamais vu de telle mention sur Histoire d’O dessinée par Guido Crépax, ni sur Les Petites Filles modèles par Georges Lévis, et pourtant, certaines scènes ne sont clairement pas pour les enfants !
Je vous ai gardé pour la fin quelque chose qui m’a particulièrement plu, que je n’ai pas remarqué tout de suite, pourtant. La construction, l’architecture des pages, varie en fonction des personnages dont elles racontent l’histoire. Ainsi, les histoires d’Alice sont-elles mises en scène dans des cases ovales, ce qui donne un charme suranné à ses souvenirs, une rondeur à ces scènes lesbiennes d’où sont bannis, ou presque, les hommes (et puis, une forme de camée pour une droguée, n’est-ce pas délicieusement subtil ?). Celles de Wendy, au contraire, sont dessinées en cases rectangulaires, des rectangles debout, dressés, comme en érection, comme sont debout la plupart des personnages quelle que soit l’action qu’ils mènent. Dorothy se raconte en rectangles couchés, comme est souvent couchée la fille de ferme, Marie-couche-toi-là consentante et volontaire, provocante et naïve à la fois. Quant aux scènes du présent, celles que vivent les trois femmes, mais aussi les quelques hommes et femmes qui les entourent – époux, amant, directeur d’hôtel, valets et soubrettes – elle s’érigent en cases carrées, directes, classiques, pour ne pas dire normales.
Vous l’aurez compris, Filles perdues est une œuvre fabuleuse, de celles qu’on met en haut de l’armoire pour que les enfants ne la trouvent pas, et en haut de la pile des œuvres préférées, celle où l’on range les chefs d’œuvre.
Filles perdues
Scénario : Alan Moore
Dessin et couleur : Melinda Gebbie
Éditeur : Delcourt
Collection : Contrebande
Dépôt légal : 3 mars 2008
Pagination : 320 pages couleur
ISBN : 978-2-84055-811-8
Prix public : 49,90 €
© Delcourt, Alan Moore et Melinda Gebbie (2008)
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