La version retravaillée d’une trilogie culte
Chantal Montellier ne fait pas que se cogner au réel : par sa critique engagée elle cogne également. Cela lui a valu bien des déboires et retours en disgrâce. Le personnage qui lui ressemble le plus, son double de fiction, est Angie Parker dans “Wonder city”, une chanteuse de jazz, musique de liberté, qui ne peut s’empêcher de dénoncer les manœuvres du pouvoir en place, tout en sachant qu’elle n’a aucune chance face à un système totalitaire. Elle cherche à réveiller les consciences. A y regarder de près, chaque récit traite de la manipulation et du contrôle, ce regard qui, comme le dit l’autrice dans une interview, « ne vous quitte pas, qui vous emprisonne, vous catalogue, vous assigne à une identité ou vous condamne à ne pas avoir d’identité » .

“1996”, le plus orwellien des trois, aligne des tranches de vie illustrant la brutalité d’un pouvoir qui justifie ses méfaits par l’édification d’un avenir radieux : l’artiste, ici un joueur de flûte, est un provocateur. Le consumérisme est mis en scène par une délirante casse automobile, raccourci ballardien de la société, qui exhibe ses pièces détachées dans une obscène scénographie artistique exposant dans les véhicules accidentés des macchabées momifiés. Derrière le contrôle des naissances mis en place dans “Wonder city”, c’est surtout la dictature du numérique compilant les données qui est dénoncée, avec ô combien d’avance ! En cas de risque de perte de contrôle, une fausse alerte sanitaire impose un isolement de la population. Exactement ce qui se passe dans “Shelter”, le supermarché qui prétexte une alerte nucléaire pour confiner ses clients afin de tester ses capacités de contrôle, prévenant la dissidence par le retrait dans la librairie des livres polémiques. On remarque au fil des récits que le contrôle est moins brutal et davantage manipulateur. Le dessin est à l’avenant, au trait froid et précis qui en impose par sa force. Le décor joue un rôle essentiel, architecture au cordeau qui renforce l’impression de froideur et d’indifférence, aux murs lézardés surchargés de graffitis et d’affiches, espace occupé par une foule complice ou indifférente. Ce n’est pas ainsi que ça se passera. Vrai.
Chaque récit est caricatural, mais juste. Jean-Claude Forest, dans sa préface à “1996”, conforte les choix de Montellier : « La véritable imagination emprunte nécessairement les chemins de la métaphore et du détournement. Et, Chantal l’a très bien compris, s’il n’est pas transposé, le fait quotidien - eût-il un relief bouleversant - ne fera jamais cet événement qu’on appelle une œuvre. » Plutôt que de se concentrer sur l’intrigue première, il faut saisir ce qui lui est sous-jacent, le bruit de fond visuel des signes qu’elle parsème, ce décor fouillé qu’on ne scrute pas suffisamment. D’ailleurs, sauriez-vous repérer le poster d’Arzach de Moebius et Alack Sinner assis dans la rue, Druillet et Dionnet, sans parler de Montellier elle-même, en spectatrice inquiète de l’univers qu’elle voit s’élaborer ? La saturation est une tactique du pouvoir pour disperser l’attention, et avec elle une opposition cohérente. C’est la saturation publicitaire qui exhibe de salaces bimbos, des clowns et Mickeys hilares, multiplie sur les écrans le portrait tout en rondeurs du dirigeant virtuel, le professeur Nimbus, accessoirement nom d’un autre personnage de BD. Tous arborent un sourire faussement cordial tandis que partout est assené le consumériste mot d’ordre « Be Happy ! » et la crapuleuse promesse auto-satisfaite : « Le futur, c’est maintenant », une formule qui nous apparaît forcément prémonitoire tant elle renvoie à un récent slogan politique. Tout était déjà en place.

Extrait “Wonder city” - Les Humanoïdes Associés (1983)
Et comme dans toute œuvre digne de ce nom, l’artiste, perfectionniste, a retravaillé la matière première pour lui donner davantage de sens. Chantal Montellier a ajouté des pages, modifié le texte pour davantage correspondre à notre époque et même redessiné jusqu’à réinventer son style : “1996” est devenu “1996 again”, “Shelter” était devenu “Shelter Market” en 2017, pour attester, avec ses couleurs acidulées, ses incrustations photographiques et retouches numériques, que ces dystopies de près de cinquante ans nous concernent encore. Seul “Wonder City” est quasiment resté dans son jus, tant il était parfait dès le départ. Tout a été repensé : les brèves du premier opus dispersées au fil de l’ouvrage sont agrémentés d’une introduction de Chantal Montellier, et, outre Forest déjà cité, d’hommages et d’analyses d’universitaires qui témoignent de la nécessité de rééditer “Social Fiction”. C’est dans un rose fuschia identique à celui du prix Artémis dont Montellier est la co-fondatrice qu’est réédité cette trilogie dystopique d’une force et d’une évidence qui n’a fait que se confirmer avec le temps.
Social Fiction - 1996 again -Wonder City - Shelter Market - Édition 50 ans
Scénario : Chantal Montellier
Dessin : Chantal Montellier
Couleurs : Chantal Montellier
Éditeur : Les Humanoïdes Associés
Pagination : 240 pages couleurs
Format : 22 x 29 cm
Date de parution : 26 décembre 2024
Numéro ISBN : 9782731679090
Prix public : 34,95 €
Critique par Claude Ecken
(Critique publiée dans la rubrique BD du n°90 d’avril 2025 de la revue française Galaxies, consacrée à la science-fiction.)
Complément et illustration par Fabrice Leduc
Illustrations © Chantal Montellier et Éditions Les Humanoïdes Associés (2024)