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Aatea
Anouck Faure
Argyll, roman (France), science-fiction marine, 425 pages, janvier 2025, 24,90€

Sur la Nuée, un océan fracturé à plusieurs strates, les peuples vivent sur des îles nées en profondeur, liés à elles par un symbiote.
Aatea a beau être le fils de la reine d’Enatak, il est né trop tôt, avant le contact avec l’île. Il est donc de la caste des serviteurs, navigateur parce que capable d’oncevoir, de sentir les courants. Eunuque. Interdit de poser pied à terre car l’île le tuerait, faute de le reconnaitre comme un des siens.
Peu lui importe, car sa vie est sur l’eau. Mais lorsqu’une expédition minière tourne mal, attaquée par des nomades, et qu’il rentre secouru par un bateau d’une autre île-État, c’est l’humiliation, la déchéance. Il ne naviguera plus.
A la mort de sa grand-mère Atura, il vole son bateau et part seul sur la Nuée, à la recherche d’une terre fixe, un monde accueillant que sa tutrice lui racontait avoir trouvé.



Après « La Cité Diaphane », Anouck Faure nous entraine dans un monde incroyablement original, à la croisée des influences SF et des messages écolos.
Sa Nuée est un monde impossible, des courants, des bras d’océan au milieu du vide, une navigation d’une strate à l’autre... Et elle réussit magnifiquement à nous la rendre crédible en ne s’appesantissant pas dessus. De fait, on saisit bien que la navigation est compliquée, qu’il faut ce sens spécial de la caste des Navigateurs pour y parvenir, mais pour qui ne pratique pas la voile, cela ne paraît pas plus étranger et terrifiant que le Vendée Globe.

Le concept de ces îles vivantes, nées des profondeurs où elles plongent leurs racines (tel que figuré sur la couverture signée Xavier Collette), est très intéressant. La relation symbiotique avec ce « filament » permet de jouer avec le concept de nation, d’attachement à son territoire. Et bien sûr avec le pendant des hors-caste, des sous-citoyens, des étrangers. Pour Aatea, dont nous assistons quasiment à la naissance dans le premier chapitre, cette interdiction physique, matérielle, le fait chuter de prince à esclave. Se rajoute ensuite sa famille, les luttes de pouvoirs « habituelles » renforcées ici par ce pouvoir héréditaire des Navigateurs, qu’on découvrira au cœur de la structuration sociale, où la grande majorité des mâles sont castrés à l’adolescence, notamment pour contrôler les lignées et leur nombre, afin qu’ils ne prennent pas le pouvoir sur la noblesse qui détient une grande partie du pouvoir réel.

Puni pour une faute qui n’est pas vraiment la sienne, pour avoir survécu, perdu son bateau, n’avoir pas su protéger le noble qu’il convoyait, Aatea ne peut compter sur sa mère, pour qui il apparaît comme une faiblesse politique. On lira aussi, plus ou moins entre les lignes, que plusieurs nobles ont profité de son statut de serviteur et d’eunuque pour exiger de lui des actes sexuels à seule fin de blesser la reine. Seule sa vieille grand-mère, Atura, Navigatrice chevronnée et mère de substitution, s’active pour commuer sa peine, mais l’âge la rattrape. Lorsqu’il profite de ses funérailles pour s’enfuir, il devine qu’elle avait prévu d’être du voyage, qu’ils devaient voguer tous les deux vers ce pays (peut-être pas de Cocagne) qu’elle avait découvert plus jeune et dont elle lui a fait miroiter l’espoir dans ses contes.

La navigation en solitaire est un exercice périlleux, malgré la capacité des navigateur à ne pas dormir. Les dangers sont nombreux : la Nuée en elle-même, avec ces courants qui ressemblent à un échangeur autoroutier liquide, et les mauvaises rencontres, comme une migration de crabes gigantesques ou une flotte de nomades prêt à vous dépouiller. À côté, « Waterworld » est une fable post-apo gentillette.

Et pourtant, la rencontre avec les nomades, d’autres gens qui sont privés de foyer, va être déterminante pour l’avenir d’Aatea. Malgré un accueil un peu rude, et une blessure, il pourra repartir libre, à défaut d’avoir pu les convaincre de vivre autrement ou de le suivre. Mais surtout, il héritera de cette rencontre une gamine qu’il a sauvé des crabes.
Et dès lors, l’eunuque solitaire se mue en père. Il n’est plus seul, il a une responsabilité, la possibilité de transmettre. Les débuts sont laborieux, avec une enfant qui ne parle pas, qui a toujours vécu avec la faim, la peur, et leur apprivoisement mutuel est émouvant.
La question de l’humanité est centrale dans « Aatea » : le héros éponyme est lui-même différent, par son don de navigateur, par son émasculation et le corps fluet, androgyne qui en résulte. Par son statut de paria sur Enatak. Il n’est pas tout à fait humain, sous-homme, sous-citoyen. Le racisme des îliens est prégnant. Les nomades ne sont pas mieux vus, à la limite des animaux. Et la violence « nécessaire » de leur mode de vie tribal, centrée sur la survie dessille Aatea sur la violence permanente de sa propre société. C’est aussi pourquoi les habitants d’Eshwar, bien plus solidaires face à des dangers naturels similaires, offrent un contraste saisissant, un modèle social radicalement différent, bien plus séduisant.

La dernière partie, avec la découverte de ce pays oublié, si différent, et ceux qui y vivent, et comment, offre de grands bouleversements. Leur usage du pétrole choque au début, après des pages à lire un voyage sur un navire à voiles solaires. L’autrice démonte habilement tous les préjugés, tout le message écologique trop cliché de l’Imaginaire frontalement militant : dans ce monde fracturé, hostile, l’usage du pétrole est-il la répétition d’un mal ancien, inéluctable, ou une goutte d’eau sale dans l’océan, indispensable à la survie d’une poignée d’êtres humains ? Tout cela avant de remettre les personnages dans une perspective planétaire, les ramenant à de minuscules insectes tandis que d’autres léviathans parcourent les mers, écoutent la Nuée, en comprennent davantage que ces êtres fragiles et insignifiants.
C’est loin d’être tout au rayon des révélations, et là encore Anouck Faure fait montre d’un travail minutieux, confrontant les enjeux humains, les liens familiaux, les intrigues politiques à un schéma planétaire, cosmique, beaucoup plus grand. S’interdisant tout jugement, après de nombreuses frayeurs la fin est radieuse, remplie d’espoirs certes fragiles mais prometteurs.

Second roman de l’autrice chez Argyll, « Aatea » confirme tout son talent découvert avec « la Cité Diaphane », la maturité de son écriture, la profondeur des thèmes abordées et l’humanité qu’elle sait instiller dans ses personnages. Ces 420 pages sont un long, dense et terrifiant voyage en mer inconnue, à la rencontre d’autres sociétés, d’autres relations entre les humains, soumis à leur environnement comme à leurs passions, et le Navigateur au destin tragique à la barre nous emporte avec lui. C’est beau à lire, à rêver et à réfléchir.


Titre : Aatea
Autrice : Anouck Faure
Couverture : Xavier Collette
Illustrations intérieures : Anouck Faure
Éditeur : Argyll
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 425
Format (en cm) : 21 x 15 x 3
Dépôt légal : janvier 2025
ISBN : 9782494665545
Prix : 24,90 € / 12,99€ en ePub



Nicolas Soffray
23 mars 2025


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