On a peu d’imaginaire réellement anarchiste. Il faut aller voir du côté des dystopies, d’Ayerdhal, de China Miéville, le cycle de la « Culture » de Banks, « Les Dépossédés » d’Ursula Le Guin... Le modèle anarchiste est alors présenté en opposition au fascisme, à l’impérialisme, comme une autre solution, plus radicale que la démocratie souvent défaillante.
Dans « Un pays de fantômes », on a exactement cela. Un empire qui ne peut connaître que l’expansion, la conquête comme modèle de fonctionnement. Une première guerre a eu lieu entre la Borolie et son voisin la Voronnie (une vaste étendue vide sur la carte), et on pousse cette fois en direction des montagnes, qu’on devine riches en minerais.
Le narrateur lui-même, Dimos, ne nous en révèle guère, en fait. Ce livre ressemble un peu à un journal, quelque chose de parallèle au reportage de propagande qu’on lui a commandé. une impression renforcée bien sûr par un récit à la première personne.
Les couvertures des deux éditions peuvent être trompeuses : on est dans de la fantasy post-moderne, avec des armes à feu techniques et quelques armes chimiques. Dimos travaille pour une gazette, ce qui induit une presse d’information développée. L’ambiance guerrière est davantage celles des Brigades Internationales et des maquisards que celle de la fantasy médiévale.
Ces premiers jours au contact de l’armée, solidement encadré par un officier, donnent à voir la violence incarnée de l’empire, le champ libre donné aux brutes conquérantes, mais aussi, par les soldats, la misère des petites gens. Dimos lui-même a grandi en orphelinat, vécu à la rue, dans la pauvreté. Ses orientations gauchistes lui ont coûté sa carrière, et son affectation à cette mission. Il se s’étend pas sur son homosexualité lorsque ce sujet vient sur la table des officiers, qui ont un point de vue ultra-machiste sur la question, tout comme celle d’incorporer des femmes dans l’armée. Ils s’en mordront les doigts, car les Cers n’ont pas ces a priori, et la bande qui les décimera est plus paritaire.
Capturé par l’ennemi, durant une patrouille qu’il devinera ensuite « sacrifiée » pour monter un piège, Dimos découvre les Cers bien plus humains que l’armée borovienne qui envoie ses hommes (et ses officiers) à la mort pour rien. Mais c’est surtout leur absence d’organisation, de hiérarchie, qui le frappe.
Margaret Killjoy use d’un procédé classique mais efficace : Dimos découvre les Cers en anthropologue naïf. Comme on lui en fait souvent le reproche, il s’indigne de ne pas comprendre, il juge absurde des façons de faire, d’être, sans remettre en cause son propre référentiel, sans questionner la stupidité, la violence ou la domination du système dans lequel il a grandi. Et cela alors même qu’il l’a combattu, qu’il en a souffert. L’autrice ne nous fait pas l’affront d’un Gentil qui adhère immédiatement aux principes de liberté, d’individu et de collectif, au joyeux chaos qu’il observe. Au contraire, un Dimos campé sur ses positions permet une meilleure identification pour les lecteurs, un point de vue similaire et davantage critique. Il pose des questions, recevant des réponses parfois un peu didactiques, ou au contraire très humaines.
L’autrice se garde également de présenter un modèle parfait, « magique », idéal. En plus du temps de guerre, certaines décisions sont brutales, presque arbitraires. Lorsque Dimos est attaqué par un assassin, ancien soldat impérial, le procès est plus qu’expéditif. Les assemblées, bien que modérées, oscillent entre le bazar et la retenues. Et il ne sort pas une décision, mais des conseils, des échanges.
On le voit au fil du roman, une société anarchiste repose sur la bonne volonté et le bon vouloir de chacun, la prise de conscience que certaines choses doivent être faites. Dans un contexte de fantasy post-moderne, de vie en communauté dans les montagnes, un manque de solidarité peut avoir des effets aussi immédiats que funestes. « C’est alors qu’on voit qui sont nos vrais amis » dit l’artisan verrier dont la nourriture dépend en partie des autres. C’est un mélange de responsabilité individuelle et collective, et en cela c’est un processus bien plus démocratique, car perpétuellement engageant, qu’une démocratie représentative où on vote de temps à autre.
C’est aussi un système aux frontières fluctuantes. On y voit les difficultés de la justice, avec des coupables qui veulent bien s’ostraciser parce qu’ils ont admis leur faute. A la fin du roman, on s’interroge sur l’appel aux habitants de Karak, le repaire des réprouvés, des bannis, mais aux savoirs essentiels, contre un pacte de soutien mutuel. Il y a des lignes rouges, mais elles sont aussi souples que l’est la situation. Les personnages fustigent à un moment les comités de décisions, organes incompétents, stériles et lents, tandis qu’une assemblées débouche sur des initiatives immédiates et plurielles.
La grande faiblesse de l’anarchisme, son absence de centralisation, de hiérarchie, de chef décisionnaire, est aussi sa plus grande force. La préface de Patrick K. Dewdney, l’auteur du « cycle de Syffe » (Au Diable Vauvert / Folio) explique bien que le projet anarchiste est de ne jamais obliger, mais de guider, encourager, et qu’à ne pas s’incarner dans un ou quelques individus décisionnaires, « providentiels », le mouvement est aussi fragile qu’immortel. En terminant ma lecture, je me sens comme Dimos, à la fois convaincu mais circonspect : le prix de la liberté est aussi celui de la simplicité, d’un refus de certains progrès au coût discutable. Lui a du mal à se passer de tabac, mais n’est-ce pas juste une mauvaise habitude à perdre ? Se concentrer sur l’essentiel, le vivant, les autres, et pas le tracé de frontières ou le nom d’un pays...
Sans nul doute, une lecture essentielle, un point de vue trop rare sur comment une société peut essayer de fonctionner autrement, avec d’autres défauts mais d’autres qualités ; des personnages attachants qui nous transmettent avec humanité la force de leurs convictions. Si les procédés littéraires sont parfois un peu didactiques, cela n’en rend le propos que plus facilement compréhensible.
Titre : Un Pays de Fantômes (a country of ghosts, 2014)
Autrice : Margaret Killjoy
Traduction de l’anglais (USA) : Mathieu Prioux
Édition originale :
Couverture : Xavier Collette
Éditeur : Argyll
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 208
Format (en cm) : 21 x 15 x 1,5
Dépôt légal : août 2022
ISBN : 9782492403545
Prix : 19,90 €
Poche
Couverture : Germain Barthelemy
Éditeur : Pocket
Collection : Fantasy
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 7356
Pages : 265
Format (en cm) : 18 x 11 x 1
Dépôt légal : mars 2024
ISBN : 9782266336178
Prix : 8,30 €
À voir hors Yozone : une interview croisée de Margaret Killjoy et Patrick K. Dewdney sur la chaine Twitch de DoctriZ (en anglais)