En janvier 1957, un groupe d’étudiants diplômés de l’Institut Polytechnique d’Oural part de Sverdlosk (actuellement Ekaterinebourg) pour atteindre le sommet du mont Otorten dans le nord de l’Oural. Tous sont des randonneurs et des alpinistes chevronnés, rompus aux longues expéditions à ski. Un peu plus âgé, un géologue qui a combattu lors de la seconde guerre mondiale les rejoint en chemin. Ils sont dix, et, hormis Yuri Yudin – qu’une poussée de maladie inflammatoire rhumatismale contraindra à faire demi-tour avant la fin de l’expédition – aucun d’entre eux ne reviendra.
Si, plusieurs décennies plus tard, l’affaire continue à défrayer la chronique, c’est parce que les circonstances de leur mort ne seront jamais élucidées. Leurs corps seront retrouvés dans un périmètre de deux kilomètres autour de leur campement, sans chaussures, peu habillés, comme s’ils avaient fui en quelques secondes, par une issue ouverte au couteau depuis l’intérieur, au fond de leur tente. L’enquête officielle ne parviendra jamais à élucider le mystère, disant en conclusion que les randonneurs avaient succombé à “une force irrésistible inconnue.”
Lorsqu’il entend parler de cette tragédie, le documentariste américain Donnie Eichar se trouve d’emblée fasciné, happé par un mystère que nul n’a pu résoudre. Il se documente et, pour en savoir plus, n’hésite pas à se rendre en Russie, une première fois en 2010, une seconde fois en 2012. Il rencontre des témoins –Yuri Yudin lui-même, la sœur de Dyatlov – des experts, officiels ou autoproclamés, et surtout se rend en personne sur place, en empruntant au plus près le chemin parcouru par l’expédition Dyatlov – ce que les auteurs russes des ouvrages consacrés au sujet, précise-t-il en passant, ne se sont pas donnés la peine de faire.
On s’en doute : le mystère est tel qu’ont rapidement émergé bien des théories du complot. On entend parler de nains arctiques, d’expérimentations militaires, de mise en scène délibérée des autorités soviétiques pour brouiller les pistes. Nourries par la légitime méfiance des uns et des autres vis-à-vis des discours officiels, par la défection au tout dernier moment de Yuri Yudin et par l’observation par les sauveteurs eux-mêmes d’étranges lumières dans le ciel durant ce mois de février 1959, des théories alambiquées, souvent paranormales, ont été formulées jusque dans les entourages familiaux des disparus. Si Donnie Eichar les mentionne, il ne s’y intéresse guère. Il cherche une explication rationnelle, il en trouvera une.
Le récit de Donnie Eichar fait alterner trois trames temporelles : le déroulé de l’expédition Dyatlov, nourri d’extraits des carnets de l’équipe et de photographies des participants, prises tout au long et jusqu’à quelques heures avant leur trépas ; la mise en branle des équipes de secours, de leur progression, puis de la longue phase de recherche des corps qui ne se terminera que début mai ; et enfin l’investigation, les rencontres et le voyage de Donnie Eichar lui-même.
Si l’on connaît d’emblée l’issue tragique de l’expédition Dyatlov, la charge émotionnelle de cette enquête reste forte. En partageant avec ses lecteurs les entrées des journaux de bord des membres de l’expédition, en prenant soin de rappeler ce qu’était l’Union Soviétique de l’époque – l’égalité des femmes y était pleinement accomplie en Russie et, si les voyages à l’étranger restaient prohibés, les accès aux loisirs et à la culture étaient encouragés et l’avenir apparaissait, dans le desserrement de l’époque post-stalinienne, riche et plein de promesses – Donnie Eichar fait revivre le petit groupe. En décrivant et en reproduisant les photographies prises au fil de leur expédition – jusqu’au matin même de leur dernier jour– l’auteur montre des êtres vivants, condamnés sans le savoir, partageant leurs sourires et leurs plaisanteries alors même qu’ils n’ont plus que quelques heures à vivre.
On dévore donc ce livre comme un roman, animé par la même curiosité que celle de l’auteur, fasciné par le cheminement qui mène à un drame imprévisible. Donnie Eichar conclut sur une explication naturelle qui, de la même manière qu’une modélisation mathématique, apparaît comme la solution qui correspond le mieux aux éléments recueillis – en excluant les quelques éléments qui ne collent pas au modèle. Une hypothèse forte, donc, mais qui, en tant que telle, ne suffira sans doute pas à lever entièrement le voile sur ce mystère dans l’esprit des plus suspicieux. Une explication cartésienne qui laisse certains détails dans l’ombre, et à laquelle des éléments de confirmation pourraient être apportés. Il est remarquable que personne – en premier lieu pas même l’auteur, en second lieu pas les autorités russes, qui pourtant rouvriront l’enquête en 2019, quelques années après l’investigation de Donnie Eichar – ne semble considérer que l’apport de données d’observation pourrait être utile pour venir appuyer cette hypothèse. Cela nécessiterait des séjours au même endroit dans les mêmes conditions, ou la mise en place d’appareils d’enregistrement et de données scientifiques, ce que nul ne semble non plus envisager. De quoi laisser planer une part de mystère, donc, sur des disparitions tragiques qui continueront sans doute à intriguer et à faire couler beaucoup d’encre.

Titre : Dead Mountain (Dead Mountain, 2014)
Auteur : Donnie Eichar
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Guillemette Franque
Couverture : Axelle Hardy / RooM The Agency / Alamy
Éditeur : Le Cherche-Midi
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 336
Format (en cm) : 14 x 22
Dépôt légal : février 2025
ISBN : 9782749174327
Prix : 22,50 €
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