« Je prends mes quartiers dans un arrière-monde lumineux contre le monde qui s’impose alors, celui de la décennie monstrueuse avec son esthétique pubarde, ses trahisons idéologiques, le sida, la rage du fric, l’abjecte sanctification des gagneurs. »
Il faut, dans cet « Effondrement parfait », lire sans hâte, picorer dans le désordre, revenir en arrière, distinguer les fils invisibles à l’aide desquels l’auteur, tel un magicien depuis son perchoir sur le fil acéré et rugueux du présent, se déplace de décennie en décennie. Une mise en perspective qui ne dit pas son nom, mais qui fait jouer subtilement les contrastes à partir de la contemplation mi-incrédule mi-horrifiée de ce qu’ont pu devenir ses contemporains (“La Seconde hypothèse”, “Une légère inquiétude”,“Lost in seventies”, “Voiture 17” ) y compris parfois, de manière amusée, ses proches (“Catatonie”), dans un maintenant où les réseaux sociaux “sont à l’amour ce que le poumon d’acier est à la respiration” et où la nostalgie elle-même, telle qu’il peut l’observer, lui apparaît dans ses manifestations comme “une simple branche de la régression infantile”.
« Il y a quinze ans, là-bas, on était loin. On aimait acheter les journaux arrivés avec deux jours de retard par le bateau de midi. Apprendre le mardi que la fin du monde a eu lieu le week-end précédent a toujours été un fantasme plaisant. »
La magie des années quatre-vingt, chères à Leroy, s’est progressivement éteinte. Il est facile d’oublier qu’une telle décennie portait en germe (et même préparait activement) ce qui devait fatalement advenir, mais ce que capte l’auteur est souvent plus intemporel que la nostalgie d’une décennie idéalisée. C’est donc un « tout fout le camp » à la fois amusé, désabusé, et sans amertume qui semble présider à ces considérations, cette sorte de lâcher prise souvent rencontrée chez l’auteur qui permet grâce au recul de savourer ce qui reste. Un recul que seuls peuvent avoir ceux qui ont déjà vécu plusieurs décennies, et qui s’adresse tout autant aux époques qu’à soi-même, comme en témoignent quelques considérations de l’auteur, non dénuées d’auto-ironie, sur son évolution personnelle (“Personnages secondaires”, “Les rentrées”, “Les chambres et les jours”, “Le sourire du temps”, “Et pour le reste voir l’Ecclésiaste”, ou encore “Ligne fixe”, un conte bref à la Dino Buzzati.)
« Laissez-vous faire, il fait beau, tout est clair, la ville s’anime au matin, une damoiselle passe et c’est toujours la même jeune fille depuis cinq cents ans. Vous allez déjà mieux, vous respirez mieux, vous oubliez les petites et grandes trahisons, vous oubliez les langues mortes du ressentiment, de la plainte, de la peur, de la fausse efficacité managériale et de la vraie haine politique. »
Ce qui reste, ce n’est donc pas seulement la nostalgie pure des années quatre-vingts (“Le Chemin”) ou les souvenirs pleins d’émerveillement, de tendresse, ou d’ironie (“Immortelles”, “Mon oncle”, “Madame L.”, “Francfort-Hamburg”), mais aussi la douceur de vivre pas totalement éteinte. Cet « Effondrement parfait » est donc moins à considérer comme un constat nostalgique que comme une invitation à ouvrir les bras et l’esprit au plaisir de vivre, à l’enchantement, à la magie d’un mot rencontré au gré des conversations ou des lectures (“Escalumade”, “Chafriole” “Espanté”), à la douce indolence (“Un monde d’après”), aux vagabondages littéraires permis par des livres et des auteurs hors des modes ou passés de mode (“Plaisance”, “Devinette”, “Une postérité mimosa”, “Un pur moment de littérature”, “Hasards objectifs”, “Une Combinatoire infinie de la beauté”), ou aux complicités à travers la littérature (“Quel poème as-tu lu ce matin” ?).
Invite à l’enchantement, donc, à une forme combinée de lenteur et d’attention permettant de saisir des détails qui n’en sont pas tout à fait et qui sous le regard de l’auteur prennent sens. Une paisible épiphanie artistique face à la lumière d’un tableau (“Poisson d’or”), un moment parfait ( “La Grâce”, toujours chère à Jérôme Leroy), la magie du décrochage (“L’Année où j’ai compris” où presque tout est dit en quelques mots), la découverte des livres en marge des modes et les pistes que ces ouvrages en retrait tissent de l’un à l’autre (“Renseigné”), des passerelles entre le présent et un passé que l’on n’a pas vécu (“Le Point du vue du corps”), et même des escapades mentales surréalistes (“Le Chant des baleines”, “Virgile à vélo”) viennent ainsi illuminer le présent, lui redonner le lustre et le relief qu’il semblait, pour beaucoup, avoir définitivement perdu.
« Aubusson est une préfecture française, à vingt kilomètres de l’été, en tournant à gauche. »
L’effondrement qui menace, qui habituellement effraye, est donc abordé ici sous l’angle de la douceur. Ce collapsus qui commence laborieusement à se frayer un chemin dans l’esprit collectif mais que les auteurs de genre et les scientifiques avaient anticipé il y a maintenant un bon siècle prend donc la forme d’une apocalypse esthétique et lente à la James Graham Ballard, une submersion au ralenti qui hante une bonne partie de l’œuvre de Jérôme Leroy. On pourra penser par exemple (mais pas seulement) aux romans « Vivonne », « La Minute prescrite pour l’assaut », « Un peu tard dans la saison », aux nouvelles du recueil « Une si douce apocalypse », ou aux poèmes de « Nager vers la Norvège ». Qu’ils se déroulent de nos jours ou dans un futur proche, on y lira ce même présent en dissolution lente, ce même éloignement progressif des dernières décennies du précédent millénaire, des décennies qui lentement et inexorablement s’effacent, sombrent et s’éloignent emportées par le reflux du temps. Notons, pour finir, une intéressante singularité : sur la jaquette de cet « Effondrement parfait », le dos est à l’américaine (le titre se lit de haut en bas), sous la jaquette le dos est à la française (le titre se lit de bas en haut) – signe et témoin, comme l’auteur, de l’état d’un monde qui sombre sens dessous-dessus.

Titre : Un Effondrement parfait
Auteur : Jérôme Leroy
Couverture : Gérard DuBois (jaquette)
Éditeur : La Table Ronde
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 152
Format (en cm) : 12 x 18,4
Dépôt légal : janvier 2025
ISBN : 9791037114792
Prix : 16 €
Jérôme Leroy sur la Yozone :
« Histoire de la fille qui ne voulait tuer personne »
« Les derniers jours de fauves »
« Vivonne »
« Lou après tout T1 : Le Grand Effondrement »
« Lou après tout T2 : La Communauté »
« Lou après tout T3 : La Bataille de la Douceur »
« Nager vers la Norvège »
« Le Cimetière des plaisirs »
« Les Filles de la pluie »
« Un peu tard dans la saison »
« L’Ange gardien »
« Physiologie des lunettes noires »
« Norlande »
« Big Sister »