Après « L’estrange malaventure de Mirella » et« D’or et d’oreillers », la talentueuse Flore Vesco détourne une troisième fois les contes traditionnels, et s’attaque cette fois, vous l’aurez reconnu, au Petit Poucet.
Difficile d’en dire tout le bien que j’en pense sans en dévoiler beaucoup.
Il est donc temps pour vous d’arrêter de me lire, et d’aller directement dévorer ce roman très bien écrit.
Non ? Sûr ?
Eh, bien, commençons par l’écriture : de courts chapitres donnant la parole à l’un ou l’autre membre de la famille. Cette narration interne est bien pratique pour nous mener en bateau, car si ces narrateurs sont à peu près fiables, l’autrice ne se prive pas de jouer avec les œillères qu’elle leur a posées, laisse flotter les non-dits, joue avec les sous-entendus. Dans cette atmosphère de famine hivernale, on lit le père se débattre avec l’idée de trouver une solution, quelle qu’elle soit. Une balade en forêt nous laisse envisager, comme la connaissance du conte traditionnel nous y a préparé, à ce que tout le monde ne rentre pas. Mais au contraire, c’est un loup qui finit à la marmite et retarde l’inéluctable...
Jusqu’à l’arrivée de sept nouveaux enfants, au bout d’une soixantaine de pages tendues, et la grande révélation : nos sept jeunes protagonistes, Fifi, Sami, Dédé, Gégé, Jo, Nico et enfin Tipou sont des filles ! Et entre ce scène leurs pendants masculins, tous des Gui quelquechose (Guillaume, Guibert...) (presque des guys) jusqu’à Poucet, lui aussi brindille sans jumeau.
C’est alors que le conte prend un tour plus contemporain, avec ses princesses (ogresses ?) des bois qui se découvrent féminines dans des regards masculins. La saison des amours tant crainte par le père provoque nombre changements dans la maison, et dans les esprits. Sous la langue fielleuse des aînés, les sœurs soudées deviennent rivales,on cherche à qui mieux mieux à leur plaire, à les satisfaire, on leur laisse sa part... Flore Vesco introduit dans cette famille unie, naïve, coupée de la civilisation, tous les travers de celle-ci, le patriarcat en tête. Déboussolé, affamé par les privations, le Père en perd la boule, laissant le champ libre aux méchants Gui pour se faire une place au chaud, au prix dérisoire de promesses de les conduire en ville, libérées du joug parental.
C’est l’âge des transitions, des transgressions qui se joue devant nous, avec certaines horreurs typiquement masculines.
Et au milieu, les deux laissés-pour-compte, Pitou et Poucet, essaient l’une de sauver sa famille, l’autre sa peau. A la faveur d’un brutal cataclysme, ils fuiront tous les deux dans la forêt, croisant la cahute d’une sorcière. Pour notre héroïne, ce sera là l’ultime épreuve, et elle n’a rien de simple.
Une nouvelle fois, Flore Vesco donne un ton nouveau à ce conte qu’on croyait connaître. En changeant le point de vue, en humanisant l’ogre de Perrault, en lui donnant plus de corps qu’un simple croquemitaine, elle nous oblige à voir au-delà du manichéisme de l’histoire originelle. Le Père, blessé par le monde, ultra-protecteur avec ses filles, reniant ses penchants viandards et assassins, se refusant à l’idée même d’infanticide... C’est presque une rédemption, et la famine hivernale couplée à l’arrivée des garçons sonne comme une ultime mise à l’épreuve. Et de manière plus rationnelle, cette arrivée, cette invasion qu’il ne peut refouler incarne son échec à préserver ses filles du monde, son impossibilité à les couper de tout, à les protéger de tout.
Du côté de Tipou, celle à qui il a toujours manqué quelque chose, une jumelle, et qui aspire à s’émanciper, c’est aussi la difficulté, en tant que petite dernière, à se faire entendre, pour soi, pour ses sœurs, à alerter sur les manigances des uns. Elle est aussi prisonnière de cette isolement imposé par le Père, quand bien même elle s’évade souvent... elle ne va pas loin, et c’est ce que la sorcière lui jette finalement sous le nez : il faut avoir le courage de ses désobéissances pour avancer.
C’est très beau à lire, entre les mots employés et ceux jamais écrits, juste suggérés. L’autrice mêle encore une fois très bien le cadre dramatique du conte, un rien grandiloquent, avec les affres des personnages. La moindre situation, comme à la lumière des flammes des chandelles ou de la cheminée, s’étire en ombres terrifiante, lourdes de sous-entendus.On s’attache aux « méchants » avec lesquels on a grandi, tandis que les orphelins n’ont plus la moindre miette de notre commisération, grands ados pétris, bouffis de leurs privilèges de garçons quasi-hommes. Même Poucet, parfois trop roublard, nous paraît suspect, alors qu’il ne tente que de survivre, à tout prix. Car c’est justement ce coût qui nous fait tiquer, plus encore que lorsque chez Perrault il a sacrifié les filles de l’ogre pour sauver ses frères.
Il se dégage rapidement de la lecture de « De délicieux enfants » cet incomparable malaise de l’ébranlement de nos certitudes, de nos repères depuis longtemps acquis, cette remise en cause à la faveur d’un nouvel éclairage. Et c’est délicieux.
C’est aussi pourquoi, plus encore que les deux détournements précédents (mais ne nous en privons pas), il mérite d’être placé entre toutes les mains, y compris des plus grands, pour rappeler aux Gui que leurs belles paroles ne les empêchera pas de finir dans une marmite...
Titre : De délicieux enfants
Autrice : Flore Vesco
Couverture : Mayalen Goust
Éditeur : L’école des loisirs
Collection : M+
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 215
Format (en cm) : 22 x 15 x 2
Dépôt légal : juin 2024
ISBN : 9782211336727
Prix : 15 €