Une apocalypse neutronique d’origine inconnue dévaste méthodiquement la Terre, exterminant l’humanité de manière progressive, fuseau horaire après fuseau horaire. De nombreuses régions voient la destruction avancer inexorablement vers elles. Le vivant périt, les machines perdurent. Dans leurs ultimes moments, ici et là sur le globe, quelques individus ont téléchargé leur personnalité dans un support informatique de jeu vidéo. Ils seront les seuls humains – ou du moins ce qui en tient lieu – à connaître le monde d’après.
Dans ce monde futur où plus rien de ce qui est organique n’a survécu – hommes, bêtes, plantes, bactéries et autres font désormais partie du passé – les personnalités téléchargées ont réussi à s’extraire de l’informatique du jeu InSoul3 et à gagner d’autres supports. Et pour mieux savoir à quoi s’en tenir, pour mieux retrouver les repères d’une vie antérieure, quoi de mieux qu’un support capable de se déplacer ? Nul hasard, donc, si ces personnalités choisissent de se télécharger dans les robots urbains ou industriels à leur disposition, les méchas. Et voilà ces pseudos-humains non pas réincarnés mais rhabillés de métal en train d’errer “entre des voitures abandonnées de manière chaotique, des parterres de fleurs en béton et des cadavres desséchés d’humains et d’oiseaux ”, dans ce qui subsiste d’une monde désert
Un monde où – belle idée de la part de l’auteur – les légendes urbaines n’ont pas fini de prendre leur essor. On y parle d’un sous-marin nucléaire désormais dirigé par un programme informatique du Trésor américain destiné à traquer les fraudes fiscales hantant les mers et tirant les missiles Tomahawk sur des cibles inconnues, d’une poignée d’humains ayant pu miraculeusement échapper à la vague neutronique mortelle en faisant le tour de la Terre avec un jet privé, de personnalités incomplètes d’individus morts en cours de téléchargement devenus programmes sauvages dévoreurs d’esprits, et de bien d’autres choses encore.
« Il regarda ainsi son reflet en songeant à WALL-E, puis poursuivit son chemin tandis que des téraoctets d’associations freudiennes chaviraient dans les dossiers neuro mod karabaghiote de l’InSoul3. »
Voici donc quelques milliers de geeks comme projetés dans un de leurs univers de jeux post apocalyptiques. Mais cet univers, c’est le réel, et il n’y a aucun moyen d’en sortir. C’est une terre désormais stérile où, si le réseau perdure, plus grand-chose ne va fonctionner comme du temps des humains. Des humains qu’il ne reste plus qu’à mimer à travers de grossières enveloppes de métal.
Le rêve de geek se transforme donc peu à peu en cauchemar. Mais pas n’importe quel cauchemar : un cauchemar existentiel. “Nous flanquons les transformers dans des vies comme dans des costumes”, se désole un des personnages, “dans des pseudo-familles, dans des pseudo-maisons (…) avec tous nos anciens rituels, pour donner un sens à notre existence de mechas.” Cette parodie d’existence sans émois, sans éros, sans douceur (les capteurs haptiques sont manifestement absents des méchas) vaut-elle vraiment la peine d’être vécue ?
« Il ne s’agissait plus de mélancolie ; il était envahi par un mélange condensé d’amertume et de jalousie. Mais de qui serait-il jaloux ? De son propre moi du passé. Pas vraiment d’ailleurs, plutôt du souvenir de ce Greg-là, et donc de quelqu’un d’autre. »
Tout comme le roman de James Morrow, « Hiroshima n’aura pas lieu », pouvait laisser perplexe le lecteur peu familier et peu friand de kaijus, ces films de monstres japonais, cette « Vieillesse de l’axolotl » pourra avoir des difficultés à parler à des lecteurs peu familiers du courant des mechas, également omniprésents dans la pop culture japonaise, mais ayant largement diffusé par l’intermédiaire des mangas et du cinéma hollywoodien, par exemple avec les « Transformers » de Michael Bay (et successeurs) ou du « Pacific Rim » de Guillermo del Toro.
Pour pallier cette limite et accompagner le lecteur, et peut-être par analogie avec les bits numériques, le livre est, à l’exception d’un cahier central d’illustrations en couleurs, présenté sous un format binaire : le texte sur les pages impaires, les compléments sur les pages paires. Au registre de ces compléments, des informations utiles sur les méchas et autres robots ; des notions d’informatique, de notre présent et du futur imaginé par l’auteur ; des développements d’acronymes ; des éclaircissements sur les lieux urbains mentionnés ; des notions de sciences (dont l’équation de Drake, le paradoxe de Fermi, l’hypothèse de Hawking), de vocabulaire, d’artefacts technologiques du présent ou du futur (dont le matternet, l’internet des choses et non pas des vivants) ; des résumés sur les ligues, guildes et autres regroupements de transformers ; et enfin des illustrations de Platige, Marcin Panasiuk, Grzegorz Wrobleski, Marcin Karolewski, Pawel Walkzak, Juice, Alex Jaeger et Marek Pawlowski.
« Mon cher Greg, nous sommes tous des transformers. Et nous ne comprenons pas la nature de cette transformation. InSoul3 était incapable de scanner le cerveau entier, voilà tout, quelques courants superficiels, une ombre de structure, pourvu que cela fasse un bot avatar correct ; tout le reste c’est du cheat et du pipeau. Tu le savais bien, après tout. Il n’y a eu aucune avancé dans la numérisation des esprits, personne n’a inventé un moyen de changer l’IS3 en un psychopompe magique. »
Le problème de ce monde futur, c’est le profil majoritaire des individus qui se sont téléchargés. Pour l’essentiel des gamers. C’est dire qu’en termes de compétences, hormis quelques informaticiens, rien ou presque. Ils ne sont bons finalement qu’à se diviser et se rassembler en groupuscules ou en pseudo-nations diversement structurées, les GoAT (Greatest of All Times), les Salamandres, les Black Castle, la Royal Alliance et autres Brutasses. Alliances et conflits, tentatives désespérées de retrouver un monde à jamais perdu. Sans compétences, refaire le monde, entretenir ce qui doit marcher, gagner les étoiles, « rebooter » la vie organique à partir de zéro se révèle impossible. Et ce n’est guère qu’à travers le logiciel Morpheus, qui donne à ces parodies d’êtres humains des équivalents de rêve, que l’on voit se développer des projets fous, la renaissance d’axolotls, d’humanons, la préservation de la vie organique obtenue dans un sanctuaire en orbite, pour échapper au rayon neutronique au cas où celui-ci reviendrait balayer la terre.
« Nous sommes des transformers, nous ne savons pas non plus ce que cela veut dire. Jamais nous ne changeons, nous n’apprenons plus rien. Nous ne dormons pas. Notre corps nous manque. Nous nous renouvelons mécaniquement, jour après jour, année après année, éternité après éternité. »
Dans cet axolotl fantasmé – un animal, qui, dans le monde réel, dispose d’une extraordinaire capacité de régénération mais est surtout connu pour pouvoir passer l’entièreté de sa vie à l’état larvaire, et même de se reproduire à l’état larvaire sans jamais atteindre le stade adulte – on peut voir le caractère définitivement incomplet du phénomène d’« aillessage », ce téléchargement partiel des esprits qui n’est pas un véritable téléchargement des personnalités humaines dans toute leur entièreté. On peut y voir aussi une impasse évolutive, celle d’une humanité incapable de survivre et venant terminer sa course dans un cul-de-sac de ruines et de hardware, une humanité qui n’a pas su opérer à temps sa mutation et n’est jamais vraiment parvenue à l’âge adulte, une humanité de gamers qui n’a pas su survivre mais est venue s’enferrer dans une voie sans issue.
Que l’on ne s’y trompe pas : si ce roman semble destiné à des geeks ou à des gamers, il va bien au-delà d’une fiction de robots purement ludique comme l’était par exemple « Un Océan de rouille » de Robert Cargill. À travers ce rêve devenu cauchemar désespéré d’un fan de « Transformers », dans cet enfer d’âmes perdues de gamers coincées à jamais dans leur quincaillerie de prédilection, dans ces semblants d’humanité projetés dans un au-delà cauchemaresque de silicium et de ferraille, le lecteur se trouve confronté à un conte philosophique post-humain ou post-existentiel. Artefacts spectraux, fantômes-simulacres, revenants numériques, ces personnages dessinent, à travers le prisme de la technologie, une histoire de fantômes perdus dans un au-delà non pas spirite mais matériel : l’au-delà de l’humanité. Dans ce déclin si long qu’il semble n’avoir pas de fin, dans les éons qui verront ces mechas réduits en poussière par l’inexorable marée du temps, dans cette poignante extinction de ce qui, depuis longtemps, n’est plus véritablement l’humanité, on trouve ce tragique qui éclatait dans « L’Homme tombé du ciel » de Walter Tevis, l’incommensurable tristesse d’une race qui s’éteint. Cette « Vieillesse de l’Axolotl » se révèle comme un roman atypique, une curiosité qui mérite de figurer sur les rayonnages des amateurs de science-fiction.
Titre : La Vieillesse de l’Axolotl (Starosk aksolotla, 2019)
Auteur : Jacek Dukaj
Traduction du polonais : Caroline Raszka-Dewez
Couverture : Platige
Illustrations : Platige / Marcin Panasiuk / Grzegorz Wrobleski / Marcin Karolewski / Pawel Walkzak / Juice / Alex Jaeger / Marek Pawlowski
Éditeur : Rivages
Collection : Rivages / Imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 329
Format (en cm) : 14 x 21
Dépôt légal : septembre 2024
ISBN : 9782743664688
Prix : 22,50 €
Les éditions Rivages sur la Yozone :
« L’Occupation du ciel » de Gil Bartholeyns
« L’Odyssée des étoiles » par Kim Bo-young
« L’île de Silicium » de Chen Qiufan
« La Messagère » de Thomas Wharton
« Les Vagabonds » de Richard Lange
« Comptine pour la dissolution du monde » de Brian Evenson
« Un bon Indien est un Indien mort » de Stephen Graham Jones
« Mon cœur est une tronçonneuse » de Stephen Graham Jones
« N’aie pas peur du faucheur » de Stephen Graham Jones
« Hiérarchie, la société des anges » par Emmanuel Coccia
« De la réminiscence » par Maël Renouard
« L’Attrapeur d’oiseaux » par Pedro Cesaro
« Une bonne tasse de thé » par George Orwell
« Petites choses » de Bruno Coquil
« L’Inventeur » de Miguel Bonnefoy
« Qui après nous vivrez » par Hervé Le Corre