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Dernier cri
Hervé Commère
Fleuve, collection Fleuve Noir, polar social, 239 pages, janvier 2025, 21,90€


Ceux qui se souviennent de l’effondrement au Bengladesh, en avril 2013, des bâtiments du Rano Plaza, qui abritaient des ateliers de confection – accident dont le bilan s’éleva bien au-delà des mille morts – en entendront d’indéniables échos dans le premier chapitre de ce roman et comprendront vite dans quel paradigme vient s’inscrire un récit qui pour l’essentiel se passe à Elbeuf, ancienne cité textile de Normandie désormais ruinée : celui de la délocalisation effrénée vers les pays les plus pauvres pour remplacer des ouvriers français jugés insuffisamment exploités par des ouvriers étrangers bien plus exploités encore, tout cela pour remplacer la mode par une « fast fashion » où ceux qui en ont les moyens achètent toujours plus, gaspillent toujours plus, jettent toujours plus, contribuant de manière non négligeable à l’aggravation de la pollution et à la ruine des ressources planétaires.

Quel lien entre ces ouvriers bengalis et le très peu important Étienne Rozier, un agent de police efficace et discret ? Disons que lui aussi, après trop d’années de bons et loyaux services, s’est senti suffisamment exploité pour passer du côté obscur de la force. Dévoyé par le cabinet Barns, une agence de lobbying, le voilà devenu non pas barbouze, mais pire : son nouveau travail, c’est d’effrayer, d’intimider, menacer, faire craquer les empêcheurs de danser en rond – du moins, ceux qui veulent empêcher les riches et les puissants de danser en rond. Mieux vaut ne pas être journaliste ou lanceur d’alerte. Excuse classique : Rozier, bien mieux payé qu’auparavant, est désormais en mesure d’offrir à sa famille un avenir meilleur.

Mais ce n’est pas tant l’illégalité de ses méthodes qui finira par le rattraper. Croisant par hasard Anna Dufossé, une de ses anciennes amies d’enfance devenue journaliste, il s’arrange pour passer avec elle un week-end dans un hôtel de luxe. Tout se passe tellement bien que lorsqu’il ressort de la douche, il la retrouve sur le lit très proprement étranglée. Le voilà donc en fuite, et contraint à trouver le véritable assassin. Personnage peu reluisant, mais pas absolument antipathique, Rozier ruse. Sa prochaine mission était d’infiltrer sous une fausse identité les occupants d’une ZAD pour le compte de Barns, les puissants étant décidés à se débarrasser d’une manière ou d’une autre de cette bande de gêneurs. Barns l’ayant lâché, qui donc irait penser qu’il infiltrerait quand même ce groupuscule ? Et qu’après avoir grâce à eux troqué une fausse identité contre une autre, il irait mener son enquête là où, pense-t-il, se trouve la source de tous ses problèmes : l’investigation que menait Anna Dufossé sur une possible renaissance textile de la ville d’Elbeuf ?

Voilà donc Antoine Rozier cherchant un travail dans la ville moribonde pour découvrir de l’intérieur ce qui s’y trame. Pôle emploi, les petits boulots, l’histoire des luttes sociales et des générations d’ouvriers viennent faire écho aux luttes des zadistes face à la course frénétique au béton. Une opposition, écrit Hervé Commère, “entre ceux qui veulent un autre monde et ceux qui sont payés pour que celui-là perdure”. Si « Dernier cri » peut être classé sous l’étiquette de polar social, il ne se limite pas à un lieu et à une condition, car la mondialisation et l’universalité du péril commun viennent s’inviter dans le propos de l’auteur. Il est question des individus, mais aussi des habitudes, des modes de pensée, des scotomes cognitifs qui continuent à faire courir le monde à sa perte. Il est question des idéaux que l’on a et des compromissions que l’on fait, de nos parts d’ombre et de lumière, de nos aspirations et de nos désespoirs,

Narration au présent, lexique simple : ce « Dernier cri » se lit sans difficulté aucune. Le puriste notera que l’on y trouve moins de coquilles que dans le tout-venant, même si on peut y voir le type de faute que l’on trouve désormais chez tous les éditeurs, des plus modestes aux plus prestigieux (“un appartement au papier peint pourvu d’énormes tâches”, voilà qui…. fait tache !). Les lecteurs apprécieront le soigneux travail de construction qui fait que toutes les pièces viennent s’imbriquer à merveille. Le puzzle se complète peut-être trop bien, presque miraculeusement, pour qu’avec un peu de recul l’ensemble paraisse absolument vraisemblable, mais telle est la loi du genre, et ici plus particulièrement de l’aspect whodunit. L’auteur se montre en tout cas plus qu’astucieux et fait preuve d’un savoir-faire évident.

Ce « Dernier cri » – titre joliment trouvé pour un polar se déroulant dans le monde d’une défunte industrie textile – s’inscrit, à travers l’exergue inaugural de Pablo Servigne, dans un monde contemporain hanté par l’angoisse climatique, un monde où l’on aimerait tant se contenter du statu quo alors que, déjà, la partie est perdue. Il s’inscrit, plus localement mais en miroir, dans une société où tout le monde est prêt à tout pour maintenir peu ou prou le statu quo : ceux qui en ont beaucoup pour continuer à amasser ou grappiller maladivement un peu plus (c’est-à-dire en demeurant incapables d’assimiler que c’est cette pléonexie qui détruit définitivement notre monde), ceux qui en ont moyennement en battant follement des bras pour demeurer à l’équilibre, ceux qui n’en ont pas assez pour essayer de conserver le très peu qu’ils ont. Chez Hervé Commère, il n’y a pas de gentils, il n’y a pas d’angélisme. Il n’y a pas de « bon migrant » par principe, il n’y pas de « bon pauvre » par principe, il n’y a pas non plus forcément de « sale riche » par principe. Il n’y a que des êtres humains avec leurs bons côtés, avec leurs failles très humaines, et avec leurs inexcusables mauvais côtés. Tout le monde y est d’une certaine manière à l’image du personnage principal, ni ange ni démon, contraint à des comportements paradoxaux et capable du meilleur comme du pire. Roman réaliste, roman social, roman lucide, ce « Dernier cri », ancré dans l’époque, apparaît comme un récit dense, mûr, abouti.

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Titre : Dernier cri
Auteur : Hervé Commère
Couverture : Pimpant / Juampiter
Éditeur : Fleuve
Collection : Fleuve Noir
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 439
Format (en cm) : 21 x 14
Dépôt légal : janvier 2025
ISBN : 9782265144095
Prix : 21,90 €


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- « Sauf » par Hervé Commère



Hilaire Alrune
15 janvier 2025


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