Cette « Vie spectrale » consiste essentiellement en une description selon la chronologie des étapes que nous avons vécues – sans vraiment nous en rendre compte et sans peut-être en mesurer au fil de l’eau l’importance et le caractère irréversible – des inventions, outils et facilités numériques qui sont apparues et surtout qui ont survécu dans l’arbre évolutif des technologies et dans l’écosystème du struggle for life des solutions concurrentes.
C’est la description d’une fuite en avant, de l’avènement grâce entre autres aux outils de téléconférence (oubliez ce terme trop long et dites « visio » comme tout le monde) d’un “panthéisme digital” dans lequel l’humanité se voit “comme absorbée dans une matrice reléguant l’espace et le temps à des dimensions dorénavant devenues quasi subsidiaires, au sein de laquelle tout élément peut théoriquement être mis en contact, et instantanément, avec tout autre.”
Une fuite en avant, donc, qui à sa manière justifie et même finit par glorifier sans le dire la fameuse « disruption », celle qui relègue les législateurs, les sages, les penseurs, les États sur les bas-côtés d’une évolution où l’intelligence humaine est devenue inutile et où, jetées dans l’arène insatiable du consommateur, les nouveautés technologiques sont immédiatement accessibles, en dehors de toute régulation et avec la bienveillance des politiques convertis à un capitalisme sauvage, mondialisé, effréné, eux-mêmes devenus techno-zélotes, fascinés, éblouis par cette “panacée promise, à terme, à résoudre toutes les difficultés de l’époque.”
Dans ce passé récent et ce présent qui sans cesse accélère avec désormais l’irruption, et très bientôt, ou même déjà, la banalisation des intelligences artificielles, personne n’a vraiment pris le temps de se poser, de questionner la légitimité ou les conséquences de telles inventions. Il est vrai, feint de s’étonner l’auteur, que le terme “éthique” n’est plus guère qu’“un pare feu rhétorique aux pires dérives », comme si en tant que philosophe il pouvait ignorer que les sicaires du pouvoir se sont toujours parés de la toge du moralisateur. Nul, explique-t-il, ne semble avoir vraiment pris le temps de penser le futur dans une économie de l’innovation devenue “une sorte de bouillon de culture engendrant un état d’esprit perpétuellement au bord de la crise de nerfs, expliquant le caractère proprement psychiatrique de cette économie-là, faite de surexcitation et d’anxiété fondamentale (…)”. Et il souligne à juste titre qu’en une sorte d’immense vague schizophrène les seuls à avoir voulu ralentir les recherches sur l’intelligence artificielle sont ceux-là même qui ont consacré tous leurs efforts à la promouvoir et à la développer, apprentis sorciers capables de lancer l’alerte, de manière fort opportune, juste après avoir raflé la mise et ramassé les dividendes de leur travail.
« Et puisque la mort se niche partout dans cette vie zombique, alors il relève de la normalité que les morts, qui ne sont plus parmi nous, en viennent depuis peu à se confondre, avec équivalence, avec notre statut en devenir de morts-vivants. »
Éliminons d’emblée ce qui, il y a quelques années encore, relevait de la pure science-fiction, les “deadbots” ou robots conversationnels mimant la personnalité des défunts, apparus sous diverses formes dans les années 2010, que l’auteur aborde bien évidemment mais sans s’y attarder outre mesure : la « Vie spectrale » à laquelle il s’intéresse avant tout n’est pas celle des défunts mais celle des vivants. Cette vie spectrale se fait de plus en plus prégnante, elle s’impose peu à peu dans tous les aspects du quotidien, elle étend son emprise à l’ensemble des relations humaines.
« Ce n’est plus le simulacre qui se fait passer pour le réel, c’est le régime de la pure apparence qui devient le foyer le plus vivant de nos réalités. »
Cette « Vie spectrale » par laquelle nous n’existons plus que par et pour les écrans, ces nouveaux modes de vie promus par un “technolibéralisme spectral” nous mènent désormais, estime l’auteur, à une “vie zombique”. Il omet de mettre cette existence zombique en perspective, oubliant de signaler que depuis plusieurs générations à présent, depuis que les télévisions sont entrées dans les foyers, cette zombification spectaculaire d’une immense partie de la population est actée : individus figés la plus grande partie de leur existence devant leur écran, mangeant mécaniquement, animés uniquement par des réflexes sous-corticaux, victimes consentantes d’une lobotomie invisible, le cerveau en veille, au repos, presque entièrement éteint. Toutefois, la donne a changé, ou plus exactement empiré, car, ce que décrit l’auteur, c’est la vie des actifs : nous sommes désormais perpétuellement devant des écrans pour le travail et les tâches quotidiennes, et, de plus en plus souvent, à présent, nous sommes derrière : par nos amis, par nos collègues, nous sommes désormais vus et entendus par l’intermédiaire d’un écran : nous sommes décorporés, nous sommes devenus des spectres. Pire encore : nous sommes bien plus pris en compte sous forme spectrale dans le monde virtuel que sous forme charnelle dans le monde réel.
« Désormais, nous sommes moins considérés dans notre présence charnelle que prioritairement perçus – en mots ou en images – sur des écrans. »
Ce remplacement du réel par le virtuel est indéniable, mais, là encore, le défaut de perspective est patent. Le « désormais » de la citation ci-dessus pourra paraître étonnant de naïveté. L’auteur semble ignorer que la forme spectrale active est entrée dans les foyers depuis de nombreuses générations. Depuis que le téléphone fixe s’est imposé dans les foyers, au tout début du vingtième siècle, l’individu spectral l’a toujours emporté sur les êtres charnellement présents. Depuis des générations, quelle que soit la situation d’un foyer – scène quotidienne, retrouvailles entre amis, fête de famille ou tutti quanti – il suffit que le téléphone sonne pour que toute conversation, toute activité s’arrête, pour que tout se fige et se désanime. Pour que les individus sous forme charnelle, les amis, la famille, les invités quels qu’ils soient se trouvent subitement ignorés, méprisés, abandonnés, néantisés : celui qui n’existe que sous forme spectrale, sous forme de sonnerie puis de voix désincarnée, dispose d’une absolue et totale priorité. Les racines de la vie spectrale étaient donc déjà profondément ancrées dans l’esprit humain au tout début du siècle précédent. Et ces racines de la « vie spectrale » sont à chercher tout autant dans les comportements, en particulier la servitude volontaire chère à Étienne de la Boétie. Déjà, à l’époque, le téléphone avait transformé les princes et les maîtres en serviteurs et en laquais : on les sonnait, ils y allaient.
« C’est pourquoi la langage informatique a donné naissance à une foule de nouveaux désirs, a libéré la boîte de Pandore de nouveaux désirs. »
C’est à travers le prisme de cette servitude volontaire qu’il faudrait, sans doute, aborder les riches constats du philosophe, et plus particulièrement ceux développés dans les chapitres des troisième et quatrième partie, dont les titres – “La télésocialité généralisée”, “La vaporisation d’autrui”, “La fatigue d’être soi”, “Le devenir légume de l’humanité” – sont en eux-mêmes révélateurs. C’est peut-être à travers un mouvement de résistance, d’indépendance et de réflexion, laisse entendre l’auteur, que l’on peut encore, au moins partiellement échapper à la “technologie démiurgique” et aux “prodiges artefactuels” désormais omniprésents. Une résistance, une indépendance et une réflexion dont il aurait pu ajouter, au registre des effrayants constats, qu’elle est désormais presque universellement, et certainement avec un esprit totalitaire, dénigrée, stipendiée, vilipendée sous la formule-cliché de « résistance au changement », dénoncée comme la nouvelle abjection du monde moderne, belle et triste formule permettant aux politiques comme aux employeurs de stigmatiser ceux qui ont encore l’impudence d’utiliser leurs propres neurones et de considérer avec un regard critique le nouvel “éthos de l’accompagnement algorithmique de nos vies”.
« Nous entrons dans le régne de l’indistinction généralisée, encourageant bientôt une industrie à redoubler ce tourbillon psychiatrique, en concevant des IA destinées à vérifier si des textes ou des images sont eux-mêmes composés par des IA. »
Pour ce faire, on serait tenté de dire qu’il est temps, mais il est sans doute déjà trop tard. Les dangers sont autant derrière nous que devant : nous nous sommes déjà enferrés dans le piège du “surréalisme algorithmique” de manière irréversible, et avec les intelligences artificielles nous sommes bien partis pour continuer à le faire. La boîte de Pandore est bien trop largement ouverte pour que nous puissions encore espérer la refermer. Avec lucidité, Éric Sadin souligne que les technologies cognitives sont des technologies prosthétiques et qu’elles sont un mécanisme de « déprise » : nous devenons incapables d’effectuer des tâches basiques désormais effectuées par les machines, y compris dans ce qui apparaissait fondamental et spécifique à l’intelligence humaine : la maîtrise du langage. Nous avons cédé avec le métavers à une nouvelle forme d’existence décorporée, mais, après avoir cédé la chair, nous sommes en train de perdre l’esprit. Les jeux sont faits. Mais ils l’étaient déjà il y a longtemps.
Titre : La Vie spectrale. Penser l’ère du métavers et des IA génératives
Auteur : Éric Sadin
Couverture : Studio LGF © Filo / iStock
Éditeur : Le Livre de Poche (édition originale : Grasset, 2023)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 37792
Pages : 275
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : septembre 2024
ISBN : 9782253908852
Prix : 8,40 €
Un peu de sciences sur la Yozone :
« Lettres à Alan Turing », collectif
« Intelligence artificielle : La plus grande mutation de l’histoire » par Kai-Fu Lee
« L’intelligence artificielle n’existe pas » de Luc Julia
« L’Apocalypse des insectes » d’Oliver Milman
« L’Odyssée des fourmis » d’Audrey Dussutopur et Antoine Wystrach
« Comment pensent les animaux » de Loïc Bollache
« Éloquence de la sardine » par Bill François
« Fascinantes araignées » par Christine Rollard
« Biomimétisme » par Jean-Philippe Camborde
« Le Monde caché » par Merlin Sheldrake
« À la recherche de l’arbre-mère » de Suzanne Simard
« Pasteur à la plage » de Maxime Schwartz et Annick Perrot
« Schrödinger à la plage » de Charles Antoine
« Le Théorème du parapluie » par Mickaël Launay
« Mon odyssée dans l’espace » par Scott Kelly
« Chroniques de l’espace » par Jean-Pierre Luminet
« Chasseur d’aurores » par Jean Lilensten
« Mojave épiphanie » par Ewan Chardronnet (dans notre sélection Noël 2017)
« Tout est chimie dans notre vie » de Mai Thi Nguyen-Kim