Comme l’ouvrage d’Emmanuel Coccia paru dans la même collection, « De la réminiscence » est bâti sur une série d’essais précédemment publiés en revues. Dans une prose fluide et précise, en une douzaine de chapitres, soit généraux, soit plus précisément liés à un auteur, Maël Renouard opère une vaste synthèse du concept de réminiscence et des notions corollaires.
« Dans toute l’histoire de la poésie, nous rencontrons de l’élégie, c’est-à-dire l’expression du temps qui passe, fuit, et ne revient pas. Tout autre est le sentiment que le passé revient dans son intégralité prodigieuse. »
Dans “La Mémoire ontologique”, l’auteur établit le distinguo entre réminiscence platonicienne et proustienne (la première concernant des idéalités, la seconde des moments vécus) mais s’intéresse aussi à ce qu’elles ont en commun, réflexion appuyée sur l’histoire de l’antiquité et poursuivie avec les conceptions aristotéliciennes (“L’anamnèse des aèdes et les larmes d’Ulysse”). Avec “La dialectique du Temps et de la réminiscence”, Maël Renouard entre dans le détail de l’œuvre proustienne, riche mais rarement univoque, qu’il développe dans “Ambiguïtés de la réminiscence proustienne”. C’est un fait que le concept n’est pas particulièrement aisé à définir et ne se laisse cerner que peu à peu : dans “Identité et différence”, l’auteur essaye de préciser ce qu’est la réminiscence, mais la dessine aussi en creux à partir de ce qu’elle n’est pas (ni mémoire involontaire, ni plénitude intégrale du souvenir, ni contemplation de l’essence des choses selon Théodule Ribot, ou encore passé “tel qu’il n’a jamais été vécu” pour Gilles Deleuze).
« Le sentiment de vérité qui entoure le retour du passé dans la réminiscence ne relève pas de l’exactitude de faits mais de l’idéalité de ce passé, c’est-à-dire de sa constitution en objet pour la pensée. »
On retrouve Gilles Deleuze dans un chapitre qui lui est plus précisément consacré, “Philosophie de la réminiscence et ontologie du passé ” où sont soulignés à la fois l’influence majeure de Marcel Proust sur son œuvre et son orientation vers ce que Proust lui-même avait refusé : avec son concept d’image-cristal ou d’image-réminiscence, Deleuze établit un lien particulier entre les images techniquement enregistrées du cinéma et la réminiscence. Dans “Métaphysique, musique et réminiscence : Vladimir Jankélévitch”, Maël Renouard s’intéresse, dans les écrits et idées du philosophe, aux liens entre musique d’une part, et nostalgie et réminiscence d’autre part. Mais il y est également question de poétisation de l’existence, d’ineffable, d’inexprimable, d’indicible.
« Le seul affect qui demeure perçu dans la réminiscence, parce qu’il l’accompagne, c’est la mélancolie, l’affect au-delà des affects. »
Dans “Réminiscence et mélancolie”, puis dans “La nostalgie”, l’auteur aborde les grands précurseurs comme Chateaubriand, Nerval ou Baudelaire, et les notions corollaires que sont la nostalgie (empirique et, à l’opposé, nostalgie essentielle) et la mélancolie. Dans “La mémoire involontaire de l’humanité délivrée : Walter Benjamin”, l’auteur explique l’influence de la distinction proustienne entre les deux types de mémoire – la volontaire, l’involontaire – sur la pensée de Benjamin et l’élargissement à la notion de réminiscence historique ou d’histoire-réminiscence. Dans “Réminiscence et savoir absolu” sont mis en évidence le concept hégélien de l’Errinerung, une “conjonction formidable entre mémoire et intelligibilité, entre souvenir du passé et appréhension de l’être” et ses points communs et ses différences avec le concept de réminiscence. Le dernier chapitre, “Les réminiscences numériques”, vient confirmer certains éléments évoqués dès l’introduction : le réseau, facilitant la redécouverte d’éléments que l’on pensait disparus, proposant de réécouter à l’envi les « tubes » et mieux encore de les revoir dans les conditions de l’époque, se révèle comme un prodigieux réservoir à madeleines proustiennes permettant – les commentaires des visionautes le décrivent bien souvent – de hameçonner un passé que l’on pensait avoir oublié et de la sorte de susciter mille et une réminiscences. Renan se croyait unique parce qu’il éprouvait de telles sensations ; Gusdorf, au milieu du vingtième siècle, faisait observer que de telles expériences n’avaient rien d’exceptionnel. Utilisant une très belle formule, “la grande clameur de la réminiscence”, Maël Renouard confirme les occurrences sans fin du phénomène.
À côté de cette réminiscence « proustienne », une réminiscence du réel qui apparaît donc largement partagée, l’auteur n’aborde pas un phénomène neurophysiologique voisin, un second type de réminiscence qui nous semble répondre à un mécanisme similaire, dont on ignore s’il est aussi répandu et qui peut-être n’a pas été aussi abondamment ni précisément décrit. Il s’agit de la réminiscence du rêve, non pas dans son état de rappel précoce au réveil (qui ne relève pas de la réminiscence mais du simple souvenir), mais à distance du sommeil, en plein cœur des activités diurnes, lorsque la vision d’un élément ou d’un objet qui appartenait au rêve, à l’instar de la madeleine proustienne ou des pavés de l’hôtel de Guermantes, subitement « hameçonne » et rappelle le rêve, le reprojette en entier dans l’espace mental, le faisant en quelques secondes s’y déployer pleinement, en une « déflagration mémorielle » (pour reprendre la belle formule employée par Jean-Marie Schaeffer dans « Les Troubles du récit ») qui arrache l’individu au réel et le fait rebasculer dans le passé du rêve. Un passé onirique qui peut, parfois, donner l’occasion de correspondre à un passé lointain, à un rêve remontant à des années ou plus encore, aspect temporel qui, à l’inverse de la réminiscence proustienne, demeure d’une subjectivité infranchissable et jamais ne pourra être mesuré à l’aune du réel.
Cette idée d’élément déclencheur permettant de basculer de la réalité du présent à la réalité ou à l’idéalité du passé (Maël Renouard cite fort opportunément une formule de Julien Gracq tirée du second volume des Lettrines : “Il n’y a pas de souvenir d’un parfum, c’est lui qui rouvre le souvenir”) sera familière aux lecteurs des mauvais genres, même si l’on peut supposer qu’ils sont rarement férus de Marcel Proust : la madeleine, les pavés, le parfum, en tant que catalyseurs sont ce que l’anthropologue Pierre Déléage, dans son essai « L’Autre-mental » (La Découverte, 2020) qualifie de “commutateurs dickiens”, éléments qu’il élargira dans son « Traité des mondes factices » (PUF, 2023) en parlant d’ “embrayeurs de réalité” qui permettent de passer d’une facette de la réalité à une autre – ou d’une réalité à une autre, d’une réalité à une illusion. Des mauvais genres qui n’ont jamais été avares en plongées dans le passé, voyages à rebours non pas technologiques mais parfois indéterminés (« L’Incroyable histoire de Wheeler Burden » de Selden Edward) ou purement mentaux (on pourra citer « Le jeune homme, la mort et le temps » de Richard Matheson ou encore « Le Voyage de Simon Morley » et « Contretemps » de Jack Finney). Sans doute nous éloignons-nous ici quelque peu de la réminiscence stricto sensu, car il est question dans ces approches d’un passé idéalisé pouvant concerner des périodes antérieures à la naissance des protagonistes, mais pas de l’objet global de ce livre (voir plus haut les notions de nostalgie essentielle et d’histoire-réminiscence). Et l’on n’oubliera pas en tout cas les « Nouvelles d’antan 1948-1965 » dans lesquelles Jack Finney, encore lui, abordait bien des manières originales, pour le passé, de venir affleurer en douceur à la surface du présent.
Titre : De la réminiscence
Auteur : Maël Renouard
Couverture : Fresque, Villa Ariana, Naples / Stefano Revera / Alamy
Éditeur : Rivages
Collection : Bibliothèque Rivages
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 208
Format (en cm) : 12 x 19,5
Dépôt légal : septembre 2024
ISBN : 9782743664398
Prix : 18 €
Les éditions Rivages sur la Yozone :
« Hiérarchie, la société des anges » par Emmanuel Coccia
« L’Attrapeur d’oiseaux » par Pedro Cesaro
« Une bonne tasse de thé » par George Orwell
« Petites choses » de Bruno Coquil
« L’Inventeur » de Miguel Bonnefoy
« L’Occupation du ciel » de Gil Bartholeyns
« Qui après nous vivrez » par Hervé Le Corre
« L’Odyssée des étoiles » par Kim Bo-young
« L’île de Silicium » de Chen Qiufan
« La Messagère » de Thomas Wharton
« Les Vagabonds » de Richard Lange
« Comptine pour la dissolution du monde » de Brian Evenson
« Un bon Indien est un Indien mort » de Stephen Graham Jones
« Mon cœur est une tronçonneuse » de Stephen Graham Jones
« N’aie pas peur du faucheur » de Stephen Graham Jones