« Elle devrait à présent avoir une bourse pour faire ses études dans une école loin d’ici. Elle ne devrait pas avoir d’autre souci que ses examens, un rendez-vous galant, une fête. Mais au lieu de cela, son seul ami est un vieil homme qui se meurt dans une boîte en béton au sommet du monde, et ses seuls souvenirs sont éclaboussés de sang. »
Quatre ans après les évènements dramatiques relatés dans « Mon cœur est une tronçonneuse », Jade revient à Proofrock. Mais Jade se nomme à présent Jennifer, elle a abandonné le look gothique qu’elle avait depuis ses onze ans, elle a laissé derrière elle – du moins en est-elle persuadée – les mauvais souvenirs et sa passion des films d’horreur, et elle est prête à mener désormais une existence plus sobre et plus conventionnelle.
Mais revenir à Proofrock est une monumentale erreur.
Car un tout autre personnage y arrive au même moment qu’elle. Et pas n’importe lequel. En effet, si Stephen Graham-Jones abandonne ici le surnaturel (ou feint de le faire croire), il a aussi fait considérablement monter les enchères. Pas de sorcière venue du fond des âges mais un tueur en série. Et pas n’importe lequel, puisqu’il est plusieurs tueurs en série à lui tout seul : le Boucher de Bowman, Ninety Eyes, l’Étrangleur d’Eastfork, Dark Mill South. Increvable, terrifiant, manipulateur façon Hannibal Lecter, il s’échappe en pleine tempête de neige d’un convoi hautement sécurisé, ne laissant derrière lui que des cadavres. Et il entend bien, à la faveur des pannes du réseau téléphonique et informatique, poursuivre sa moisson sanglante d’un bout à l’autre de Proofrock.
On le devine, c’est reparti pour une nouvelle aventure.
« On ne fait pas de vieux os dans un slasher quand on rêve, le nez en l’air. »
Le domaine cinématographique l’imposait : après « Mon cœur est une tronçonneuse », « N’aie pas peur du faucheur » ne pouvait qu’être à la fois une suite et un remake. Et comme le veulent les lois du genre, si certains qui sont morts le restent bel et bien, d’autres que l’on croyait trépassés – ainsi la fameuse « fille finale » du premier volume, avec laquelle Jennifer refait un tandem formidable – reviennent pour un tour de manège, et les références non seulement au genre, mais aussi au premier opus, sont légion. Dans notre chronique du premier tome, nous signalions l’aspect autoréférentiel jusqu’à l’excès du cinéma américain. Un délice ou un travers ici encore abondamment repris, à l’évidence non sans une pointe d’ironie : si Jennifer connaît sur le bout du doigt ses classiques, son enseignant défunt, auquel elle adressait autrefois ses rédactions dévolues au slasher, a été remplacé par un professeur plus jeune, Claude Armitage, qui non seulement a lu et intégré lesdites rédactions, mais s’est aussi pris de passion pour le genre, et se retrouve à tel point ravi de figurer au cœur même de ses univers favoris qu’il fera preuve d’une témérité peu commune.
« Il n’a pas envie de s’arrêter, non, de toute façon il n’y a pas d’issue facile – par contre elle sera sûrement sanglante. »
Après l’horreur estivale de la Fête de l’Indépendance, voici donc l’horreur hivernale d’un jour (pas tout à fait) comme un autre. Un lac gelé, la ville ensevelie dans la neige, la tempête qui limite la visibilité. Et les petits groupes d’adolescents dont on devine l’abominable destin. Mais face à Jennifer, Letha, Ginger, Cinnamone et Claude Armitage, qui connaissent tous leurs classiques, sans compter le shérif Hardy, le tueur, même s’il a l’avantage de la surprise et des communications inexistantes, même si la tempête lui permet d’apparaître et de disparaître comme par magie, n’aura pas la partie facile. Car il n’est pas le seul à avoir les clefs et les codes les plus usités d’une histoire en train de s’écrire. De fait, dans bien des dialogues, les références cinématographiques sont exprimées par les protagonistes en tant que guide, que manuel, que modus operandi, une météorologie de l’horreur à même d’anticiper les prochaines scènes et les prochains massacres.
« N’aie pas peur du faucheur » reprend donc – ou rejoue donc – à plein la dimension horrifico-ludique des slashers. À ceci près que le rythme de lecture est moins contraint que celui d’un long métrage vu en salles, à la cadence dictée par la réalisateur, et que le récit peut sembler par endroits en pâtir. Ce qui fonctionne avec quelques gros plans en une séquence cinématographique chronologiquement serrée, avec changements de cadrage et effets sonores, ne produit pas autant d’effet sous une forme purement littéraire. Qui plus est, l’auteur a de toute évidence décidé de formater son roman au même nombre de pages que son précédent opus et l’on peut avoir plus d’une fois l’impression que les dialogues tirent à la ligne et que certaines scènes semblent artificiellement s’étaler sur plusieurs pages alors que quelques paragraphes en auraient dit autant. Il importe donc, pour apprécier pleinement ce récit, de changer son fusil d’épaule, de ne pas le considérer comme un thriller ou un page-turner mais au contraire de ralentir sa lecture pour s’immerger au mieux dans les scènes, dans les ambiances, et de jouer avec l’auteur le jeu particulier du roman. De la sorte, plus d’une scène restera gravée en mémoire et le récit trouvera sa pleine et entière dimension. Un récit qui – nul ne s’en étonnera – laisse la porte ouverte à un troisième volume : on ne serait donc guère surpris de voir Stephen Graham-Jones emmener une fois encore son héroïne et ses lecteurs dans la petite ville désormais tristement sanglante de Proofrock, Idaho.
Titre : N’aie pas peur du faucheur (Don’t Fear The Reaper, 2023)
Auteur : Stephen Graham Jones
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Carine Chichereau
Couverture : Henri Prestes
Éditeur : Rivages
Collection : Rivages/Noir
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 479
Format (en cm) :22,5 x 15,5
Dépôt légal : octobre 2024
ISBN : 9782743664671
Prix : 24 €
Les éditions Rivages sur la Yozone :
« Mon cœur est une tronçonneuse » de Stephen Graham Jones
« Un bon Indien est un Indien mort » de Stephen Graham Jones
« Les Vagabonds » de Richard Lange
« Comptine pour la dissolution du monde » de Brian Evenson
« L’Occupation du ciel » de Gil Bartholeyns
« Qui après nous vivrez » par Hervé Le Corre
« L’Odyssée des étoiles » par Kim Bo-young
« L’île de Silicium » de Chen Qiufan
« La Messagère » de Thomas Wharton
« Hiérarchie, la société des anges » par Emmanuel Coccia
« L’Attrapeur d’oiseaux » par Pedro Cesaro
« Une bonne tasse de thé » par George Orwell
« Petites choses » de Bruno Coquil
« L’Inventeur » de Miguel Bonnefoy