« J’ai appris à aimer cette enfant née de la collusion de deux cauchemars au creux d’une plage de givre. »
Il y a eu Lucy, avec qui vivait le narrateur, un Monument – un de ces êtres frappés de folie dont le narrateur, exerçant en clinique psychiatrique, s’est épris. Après une Elfe, qui, exerçant la profession d’hydrothérapeute, était capable de se vaporiser, c’était une thanatopractrice anorexique sujette à d’abominables métamorphoses. Mais Lucy est morte. Et de ce deuil impossible est née, tel un golem de sable et de neige, quelque part sur une plage, une petite fille, Clapotille.
« Papa m’a expliqué qu’en ce temps-là, on n’accueillait plus dans ces établissements que des gens qui n’avaient pas vraiment de problèmes. C’est plus facile à guérir, des gens qui ne sont pas malades. »
On trouvait dans « Angélus des ogres » une critique larvée de l’institution psychiatrique et de la « pensée filtrée » algorithmique, qui s’y installait peu à peu. Dans « Clapotille », il n’y a plus même d’institution. On devine la faillite d’un système décrétée et organisée par des énarques et autres politologues qui, épris jusqu’à l’idolâtrie de pilotage, de tableaux de bord, d’efficience et de rentabilité, sont incapables de comprendre qu’on ne fabrique pas des guérisons à la chaîne comme on fabrique à la chaîne des chaussettes ou des boites de conserve. Les « Monuments », qui dans le monde de Laurent Pépin n’ont pas sombré dans la décompensation psychotique mais ont divagué dans la décompensation poétique, n’y ont donc plus leur place. Les voilà livrés à eux-mêmes dans le monde extérieur – et dans leur monde intérieur.
« On ne peut pas rêver quand on a ses souvenirs cassés. Des traces demeurent enracinées dans le corps et la mémoire, mais vidées de toute attache. Lorsque l’on tâche de se concentrer pour laisser surgir une réminiscence particulière, les images se séparent en milliers de fragments où l’on ne perçoit qu’un fonds sonore vague, sans paroles ni musique. »
Ce sont donc des êtres brisés qui survivent tant bien que mal, à la fois aux difficultés de tous les jours et à leurs propres démons. Qui prennent chacun à leur tour la parole – le narrateur de « Monstrueuse Féerie » et d’« Angélus des ogres », mais aussi Clapotille elle-même – tandis qu’apparaissent d’autres personnages, le père monstrueux ou Antonin, l’ami authentique ou imaginaire de Clapotille, qui forment avec les premiers un entrelacs d’individus morcelés se réassemblant tant bien que mal, parfois les uns à travers les autres, en un continuum de fragments, de brèches et de fissures.
« Ils sont de plus en plus nombreux, les Monstres. Comme s’ils mutaient constamment ou faisaient des petits. »
C’est donc l’univers de ces « fêlés qui laissent passer la lumière », pour reprendre la belle formule attribuée à Michel Audiard, que met en scène Laurent Pépin. Des fêlés pas vraiment heureux car en permanence en proie à leurs propres monstres. Nous l’avons écrit plus haut : nous ne sommes plus dans le paradigme du psychologue ou du psychiatre, mais face à des personnages abandonnés par tous et en lutte avec leurs obsessions, livrés à eux-mêmes et à ces autres eux-mêmes que sont leurs propres démons. Comme si la société ne pouvait plus rien pour eux. Comme si elle les avait condamnés à tant bien que mal se rafistoler eux-mêmes.
Pour survivre, les rêves et la poésie. Déjà, réparer les rêves cassés : dans un monde où sévissent en toute impunité les Briseurs de Rêves, c’est à un atelier de réparation onirique que Clapotille veut consacrer ses efforts. Des peluches, des envers d’un miroir déjà trouble – déclinaisons des cieux ou Quartier des Enfants Oubliés – des visions effrayantes ou joyeuses traversent d’un bout à l’autre le roman. Des poètes-rêveurs et des fabricants-guérisseurs de rêves morcelés, mais aussi de mauvais souvenirs et de pensée trop filtrée, le hantent. Accoudés mentalement à un impossible bar à rêves, des personnages cabossés, la conscience perpétuellement égarée à la confluence entre méditations poétiques et visions organiques à la David Cronenberg, avec en arrière-fond les trop bus et les abus, y luttent animés par un espoir fou, celui d’une rédemption encore possible contre les monstres que l’on porte en soi.
« Dans le Quartier des Enfants Oubliés, les arbres de métal-poussière fendaient le ciel lugubre de leurs pointes vénéneuses, auréolées de brume, de jour comme de nuit. »
Nul besoin d’être familier des concepts lacano-freudiens (le trait unaire) ou anthropologico-mystiques (le champ imaginal), nul besoin d’avoir lu les précédents romans de Laurent Pépin pour comprendre que l’on on a affaire, avec « Clapotille », à un conte à la Lewis Carroll revu à travers le miroir déformant de la psychanalyse. Illustration des thèses de Bruno Bettelheim, ce « Clapotille » oppose tant bien que mal la puissance du conte aux forces de la psychose, utilise la fable comme exorcisme, l’imagination comme révélateur et comme baume. Un univers sombre et torturé, avec, dans les méandres sans fin de l’âme humaine, une série de clairs-obscurs teintés d’espoir.
Titre : Clapotille
Auteur : Laurent Pépin
Préface : Lloyd Chery
Éditeur : Fables fertiles
Collection : L’heure des contes
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 125
Format (en cm) :14,5 x 21
Dépôt légal : octobre 2024
ISBN : 9782493872098
Prix : 17,50 €
Laurent Pépin sur la Yozone :
« Monstrueuse Féerie »
« Angélus des ogres »