Dès la couverture, digne d’un blockbuster hollywoodien (avec lens flare et tout) on sait qu’on va en prendre plein les yeux. De fait, l’auteur joue, surjoue avec tous les codes actuels pour nous offrir un roman d’action post-apo terriblement visuel, violent, excessif, une sorte de « Mad Max » dans la neige, mais derrière lequel transparaît néanmoins un discours aussi peu manichéen que possible.
Car qu’il s’agisse des hommes, les Mascus, ou des femmes, nous avons affaire à deux camps extrémistes, qui s’affrontent à mort. Il n’y a pas de gentils ni de méchants. Aya et Ansel grandissent dans un cocon sociétal qui n’admet pas de contradiction ; même si on apprend que le monde entier n’a pas succombé à la violence et à la séparation des genres. L’Amérique pratique encore la mixité, ce qui est pour Aya autant une source d’interrogation que de dégoût, tant on lui a appris, comme les sœurs de couveuses, que les Mascus sont des créatures viles, violentes et fourbes.
Même son de cloche dans la Phalange où grandit Ansel : les femmes sont... à peu près comme la Bible chrétienne les décrit, en fait : sournoises, prêtes à tout pour parvenir à leurs fins, bref dangereuses. Les discours des Patriarches sont remplis des éléments de langage toxique qui fleurissent déjà dans notre réalité, et on sent bien que l’auteur, s’appuyant sur les dérives actuelles de notre société, a pris un malin plaisir à mettre en lumière la bêtise de ces idées, tout autant que la puissance de conviction qu’elles peuvent provoquer. Les deux camps sont galvanisés à la haine de l’autre. C’est d’ailleurs le sous-titre : ils ne sont que des machines de guerre, des pions (on y reviendra) dans une bataille sans merci.
Le roman commence par cette escarmouche meurtrière qui voit la rencontre des deux protagonistes, avant de revenir 15 ans en arrière, à la naissance, pour nous raconter leur jeunesse, alternant entre Aya, raconté par Lya (son IA, vous aviez saisi ?) et Ansel (simple point de vue externe). Cette alternance met bien en parallèle leur parcours similaire, leur endoctrinement. Si on a tendance à préférer l’environnement des femmes, on y découvre vite des tensions politiques loin d’une société idéale et égalitaire. Chez les mâles, c’est très hiérarchisé, et bien sûr les démonstrations de force règlent conflits et rites de passage.
L’auteur s’avance à petit pas sur la question de la sexualité. Chez Aya, des sœurs en visite sont l’occasion pour elle de s’y confronter, mais tout cela est hors-champ. Chez Ansel, être « étro » est une insulte, et on découvre un peu plus tard le Coffre, une salle spéciale où les frères de phalange vont assouvir entre eux, anonymement, leurs besoins. La relation plus intime de Strom avec Mort-Ansel, le mâle qui portait son nom précédemment, se devine en filigrane avant la révélation finale.
C’est peut-être d’ailleurs ce qui m’a le plus surpris, en bien : les femmes peuvent paraître assez froides, même si des sentiments forts unissent Aya à ses amis et ses aînées. Mais du côté mâle, on a ritualisé beaucoup de choses pour permettre l’expression des sentiments sans passer pour faible : l’Enciellement, par exemple (la cérémonie mortuaire) permet de pleurer ses compagnons d’armes disparus, voire même de tenter de se suicider pour les rejoindre.
Si les femmes, débarrassées des contraintes de l’enfantement, règlent leur vie sociale par des jeux de pouvoir, du côté mascu on apprend, sans trop les voir, qu’il existe une caste d’eunuques, dévouée au fonctionnement interne de la machine qui alimente la phalange, et que les anciens et estropiés sont cantonnés à des tâches ingrates, comme pour les punir de ne pas avoir su mourir au combat.
Il existe un troisième camp, les neutres ou troubles, regardés par les deux camps avec suspicion. Allié.e.s des femmes, ces humains transgenres ou agenrés interrogent autant les protagonistes que les lecteurs/trices sur la stupidité de ce conflit meurtrier.
Enfin, l’auteur joue sur la langue : les mascus avalent les syllabes, quelques termes comme le « masc » de leur combi sont bien trouvés, tandis que les femmes ont féminisé tout ce « masculin qui vaut neutre » de notre français. C’est d’ailleurs précisé en exergue de l’ouvrage. Les « il » deviennent « elle », tout, toute, etc. Certaines insultes sont aussi dégenrées. S’il fallait encore vous convaincre que notre langue peut évoluer sans devenir illisible, ce sera chose faite.
J’allais oublier la maquette : Aya et Ansel sont représentés chacun par un pion d’échecs, blanc ou noir, car le jeu de stratégie a un grand rôle dans leur éducation et l’histoire (d’ailleurs, les pièces n’ont pas le mêmem nom chez les hommes et les femmes, vous vous en doutiez), et dans les quelques chapitres où ils sont tous les deux en scène, la couleur permet de distinguer le point de vue employé.
Ces 500 pages se dévorent avec d’autant plus de facilité que l’on sent toute la structure du blockbuster et du page-turner habilement mise au service de ces deux destins, et ça bouge, ça bouge, c’est violent, on souffre avec nos héros, et en même temps, Gaetan B. Maran distille mine de rien plein d’informations sur son univers, sur tout ce qu’on ne verra pas avant la fin (et encore), et fait de cet affrontement, totalement excessif jusque dans sa bataille finale dantesque, une parabole des dangers des extrémismes qui noyautent actuellement notre société, et il appelle les lecteurs/trices qui ne rêvent pas d’une vie de guerre à ne pas tomber dans les mêmes pièges et les mêmes dérives que ses protagonistes.
Après son excellent « Pyramide », Gaetan B. Maran nous propose un second blockbuster ado aussi captivant en surface que propice à la réflexion sur l’Autre, le genre, la langue, sa place dans la société, et quelle société on construit en fonction de ses choix.
Titre : Aya & Ansel : Machines de guerre
Auteur : Gaetan B. Maran
Couverture : François-Xavier Pavion
Éditeur : Syros
Collection : Hors collection
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 507
Format (en cm) : 22 x 15,5 x 4
Dépôt légal : octobre 2024
ISBN : 9782748538106
Prix : 18,95 €