« Mais je me rappelle aussi qu’à cet âge-là, par principe ou par pure rébellion – sûrement un peu des deux – j’ai commencé à rejeter ce que m’imposaient mes parents. Aujourd’hui, je comprends que ce n’est pas tant ce qu’ils m’imposaient que je rejetais, mais tout ce qu’ils représentaient, leur monde en général. Pour un enfant, commencer à défaire le monde dont il a hérité constitue l’un de ces petits pas qui permettent de se construire. »
S’il l’on a d’emblée, dans ce récit à part autobiographique d’Eduardo Halfon, une impression de véracité – avec ces mille et un détails qui sonnent juste, qui sentent le vécu, qui ont l’âpreté particulière et persistante d’un réel qui refuse de vous lâcher, un réel qui tantôt à votre corps défendant et tantôt avec votre consentement vous colle à la peau, en une présence douce-amère qui perpétuellement interroge – on ne saura jamais, dans ce « Tarentule », ce qui relève du romanesque pur et ce qui correspond à des évènements réels. Une ambiguïté fondamentale que l’on retrouvera à plusieurs niveaux, par exemple lorsque le narrateur comprendra que les souvenirs ne sont pas toujours exacts, ou que ce que l’on croit voir n’est pas toujours là. De souvenirs et de mémoire, il sera beaucoup question dans ce récit d’un homme adulte qui, seul ou en compagnie, se remémore, entre autres choses, un évènement particulier de son enfance.
Un évènement notable, peu ordinaire et – sans doute pas au sens positif du terme – inoubliable. Un évènement qui survient dans un contexte particulier : le narrateur fait partie d’une famille juive qui a fui les troubles du Guatemala pour trouver la sécurité aux États-Unis. Quelques années plus tard, en 1984, la situation commençant à se stabiliser dans son pays d’origine, le narrateur encore enfant y est envoyé dans un camp de vacances d’un genre particulier : un camp pour enfants juifs où l’on apprend la survie. Mais bientôt les choses dérapent : l’ennemi n’est plus simplement la jungle d’Amérique centrale, mais les instructeurs eux-mêmes, lesquels croient bon d’endurcir les enfants et de parfaire leur mémoire historique en simulant un autre type de camp tristement célèbre : voilà les enfants désormais enfermés dans un camp nazi.
Une fausse bonne idée, incontestablement. On sait que les simulations de situations de ce genre, même planifiées, concertées et acceptées, peuvent pour certaines personnes se révéler traumatisantes, parfois même de manière durable. S’ils semblent résilients, les enfants ne l’oublieront pas. Le narrateur en particulier, qui bien des années plus tard retrouvera Régina, une fille de son âge rencontrée au camp, et Samuel Blum, un ancien instructeur très à cheval sur la nécessité de conserver une mémoire historique.
« C’est ce que nous étions, Samuel : une bande d’enfants. Certains ne veulent ou ne peuvent toujours pas parler de ce jour-là. D’autres l’ont tellement refoulé qu’ils ont fini par l’oublier. Bon nombre d’entre nous ne l’ont pas supporté. »
C’est donc à un âge où l’on commence à s’éloigner de ses parents et de tout ce qu’ils représentent que survient ce cruel rappel à la réalité. On ne peut pas effacer la Shoah. Un rappel qui n’est pas le dernier car ces atrocités ne hantent pas seulement la mémoire et son aussi partout présentes, y compris dans les zones troubles entre mémoire et réel, entre souvenir personnel et souvenir construit, car si le narrateur se souvient de ce panneau « Interdit aux chiens et aux juifs » à l’entrée d’un golf guatémaltèque, d’autres disent ne pas s’en souvenir. Mais si l’épisode est réel, tout comme le mot « Paz » écrit non pas avec un « z » mais avec une croix gammée, alors le narrateur, même s’il est tenté de s’éloigner des rituels et des traditions, même s’il peut être tenté d’esquiver le poids de l’Histoire, est bien forcé de comprendre qu’il existe une faille, une fracture, et que cette faille et cette fracture sont à jamais irréductibles. Et qu’en grandissant, il lui sera impossible d’échapper à ce passé collectif dont les reliques sont partout, comme dans ce Berlin où il réside à présent, qu’il voie ces témoignages de lui-même ou que Samuel Blum attire son attention dessus. Partout, le passé se mêle au présent : parmi les personnages réels il est fait mention de l’artiste contemporaine Graciela Iturbide, mais aussi de l’artiste et caricaturiste tchécoslovaque Bedrich Fritta mort à Auschwitz, et, côté enfants, de Janusz Korczak (1878-1942) et de ses deux cents orphelins exterminés dans un camp. Que le narrateur le veuille ou non, il ne peut empêcher le passé de coller à son esprit : aussi, alors qu’il est en résidence d’écriture dans le quartier Grünewald à Berlin, compose-t-il une nouvelle sur le Gleis 17, un monument érigé dans la gare qui honore la mémoire des juifs transportés vers les camps de concentration.
« Alors Samuel, avec délectation presque, m’a appris que l’actuel édifice du Wissenschaftkolleg avait autrefois abrité les bureaux de la Reichsluftschutzbund, la Ligue nationale de protection contre les raids aériens de la Luftwaffe. Tu vois Eduardo, m’a soufflé le fantôme blanc qu’était Samuel dans la nuit, si ça se trouve, tu es en train d’écrire ton prochain livre dans le bureau de Göring. »
Contrairement à un Samuel Blum vivant le présent éternel du génocide, arc-bouté sur la mémoire de la Shoah, sur la nécessité de rester sur le qui-vive et de préparer le retour des temps difficiles, sur l’impératif de vigilance et le besoin de ne jamais baisser la garde dans le domaine de la sécurité, le narrateur devenu écrivain, malgré le caractère à jamais irréductible de la vérité qu’il a saisie en lisant le panneau sur le terrain de golf, et même si l’antisémitisme continue à se très bien porter, oscille entre deux mondes. Il y forcément contradiction, il y a forcément quelque chose de schizophrène chez cet auteur qui lors de ses conférences affirme s’appuyer perpétuellement sur deux textes sacrés qu’il n’a jamais lus : le Popol Vuh, la Torah. Peut-on porter sur ses épaules, si l’on n’en a pas envie, le poids de siècles de traditions ? Doit-on obligatoirement cheminer en compagnie d’une harassante cohorte de fantômes, celle des victimes de la Shoah ?
Pour autant, ce « Tarentule » ne saurait être réduit à un dilemme exclusif de la judéité. L’Histoire est suffisamment riche en pogroms, en massacres et en génocides pour que les questionnements abordés ne soient pas spécifiques à un seul groupe humain. À travers sa propre histoire, l’auteur aborde donc des thèmes universels. Par exemple celui de l’identité que l’on choisit ou dont l’on hérite, identité souvent collective appuyée par des évènements historiques que l’on ne peut balayer comme de simples souvenirs personnels ; ou celui du poids des traditions et des rituels, de la force contraignante ou spontanée de la collectivité. Avec de nombreuses questions corollaires. Est-il possible de rejeter à la fois son propre passé et le passé des autres, non pas pour vivre en évaporé insouciant et indifférent à la possibilité de comprendre le monde, mais pour mener une existence honorable, comme celle du narrateur, dont le déroulé serait entièrement indépendant des éléments marquants de la mémoire collective ? Faut-il se sentir coupable de se dérober à un groupe auquel d’autres s’attendent depuis toujours à vous voir appartenir ? Les traumatismes d’un peuple, d’une ethnie, d’un groupe doivent-ils conserver leur force au fil des décennies et même des siècles, et devenir en quelque sorte héréditaires ? Faut-il, comme le pense Samuel Blum, prendre le risque de bouleverser des enfants, de renforcer ou même de créer chez eux un syndrome post-traumatique à l’échelle des générations ?
La quasi-totalité des thématiques abordées par Eduardo Halfon à travers « Tarentule » – celles que nous avons mentionnées et d’autres que le lecteur pourra découvrir – sont étroitement liées au phénomène de la mémoire, qu’elle soit collective ou individuelle, et par là même à la possibilité ou l’impossibilité de l’oubli, également à l’échelle d’une personne ou d’un peuple. En ce domaine, nul malgré ses désirs n’est maître des choses. Malgré soi, le poids des fantômes, le poids du passé – passé-carcan, passé-joug, passé-licol, fardeau supportable pour les uns, malédiction pour les autres – que l’on soit capable de l’accepter ou non, peut devenir incontenable, envahissant, arrière-plan perpétuel déterminant chaque étape de l’existence. Une sorte d’héritage à la fois didactique et toxique poussant des individus comme Samuel Blum à arpenter sans cesse une dangereuse ligne de crête entre la nécessaire vigilance et l’exténuante obsession, avec, pour éternel combustible, la contamination permanente du présent par l’atrocité du passé.
Il en va de même avec la mémoire individuelle, avec les rencontres que le hasard ou les circonstances proposent, et dont l’on n’est peut-être pas capable de disposer avec une entière clairvoyance. Ainsi lorsque des décennies plus tard l’auteur se trouve fugacement en face de Régina, lui propose-t-il un rendez-vous qui ne convient pas, puis un second qui ne convient pas non plus, et enfin un troisième. Faut-il réactiver les souvenirs, même au gré du hasard, des souvenirs qui ressemblent à une grenade dont la goupille ne tient guère que par miracle, faut-il réactiver un passé dont la remémoration risque d’être plus un venin – celui du serpent, celui de la tarentule – qu’une élucidation ou qu’un baume ? Une telle rencontre et c’est le passé qui subitement resurgit, c’est la réapparition d’un ancien soi-même, cela peut-être – méandres et pièges de la mémoire – l’occasion d’apprendre que sans le savoir il connaissait déjà Régina avant le camp, et que leurs souvenirs ne coïncident pas toujours comme ils le devraient.
« Je l’ai interrogé sur le serpent rouge dans la grande poche de son imperméable, lui ai raconté la tarentule imaginaire, furtive, que j’avais cru voir marcher sur son avant-bras gauche, et il a à peine réagi. »
Quant au sens qui doit être donné à la tarentule, que le narrateur a cru voir enfant courir sur le bras de Samuel Blum mais n’a jamais réellement vue, il est lui aussi ambigu. On notera tout d’abord que tarentula, en anglo-saxon comme dans d’autres langues, est un faux-ami lexical qui ne correspond pas à notre célèbre tarentule européenne, Lycosa tarentula, dont la légende dit qu’elle vous fait danser une danse que vous n’avez pas choisie et dont l’aire de répartition ne s’étend pas au continent américain, mais désigne un autre groupe d’araignées, les mygales – d’un tout autre aspect et de mœurs différentes – qui, elles, y sont abondantes. Ainsi ce récit aurait-il pu ou dû être titré différemment en français. Nous avons évoqué plus haut le venin tout sauf labile du traumatisme, on pourra penser à l’arachnide qui n’existe que dans votre esprit où il ne cessera jamais de courir, l’araignée pendue au bout de son fil comme une épée de Damoclès et une menace perpétuelle, mais le lecteur qui s’intéressera au mode de chasse et de capture de ce séduisant prédateur pourra y voir le piège d’un antisémitisme sans cesse ravivé, d’un ennemi éternellement à l’affût, des loups qui tapis près du seuil attendent le moment propice, ou encore de la toile tendue à l’entrée du repaire dans laquelle l’on vient se prendre soi-même, une toile dont la trame est tissée de filaments de mémoire, de souvenirs réels ou imaginaires, d’interprétations qui vous piègent pour toujours. Au lecteur de choisir et d’imaginer d’autres sens à cette figure, au terme d’un récit riche et qui propose bien des pistes de réflexion.
Titre : Tarentule (Tarantula, 2024)
Auteur : Eduardo Halfon
Traduction de l’espagnol (Guatemala) : David Fauquemberg
Couverture : Classic Stock / Alamy Stock Photo
Éditeur : La Table Ronde
Collection : Quai Voltaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 198
Format (en cm) : 11,5 x 29
Dépôt légal : septembre 2024
ISBN : 9791037113467
Prix : 17,50 €
La Table Ronde sur la Yozone :
« Halfon Boy » par Eduardo Halfon
« Un espion en Canaan » par David Park
« Mes désirs futiles » de Bernardo Zannoni
« Mary Toft ou la reine des lapins » de Dexter Palmer
« Aux deux magots » par Jean-Paul Caracalla
« Mots de table, mots de bouche » de Claudine Brécourt-Villars
« Le Chewing-gum de Nina Simone » par Warren Ellis
« Daimler s’en va » de Frédéric Berthet
« Entre midi et minuit » de Thierry Radière
« Je ne suis pas un héros » de Pierre Autin-Grenier
« Cent courts chefs-d’œuvre » de Napias et Montal
« Les Dimanches de Jean Dézert » de Jean de la Ville de Mirmont
« César Capéran » de Louis Codet
« Le Club des longues moustaches » de Michel Bulteau
« En remontant le boulevard » de Jean-Paul Caracalla
« Vagabondages littéraires dans Paris » de Jean-Paul Caracalla
« Je connais des îles lointaines » de Louis Brauquier
« Quinzinzinzili » de Régis Messac
« Un peu tard pour la saison » de Jérôme Leroy
« La Nuit des chats bottés » de Frédéric Fajardie
« Journal de Gand aux Aléoutiennes » de Jean Rolin
« La Reine des Souris » de Camilla Grudova
« Mary Ventura et le neuvième royaume » de Sylvia Plath
« Los Angeles » par Emma Cline
« Jamais assez » par Alice McDermott
« Et M*** » par Richard Russo