Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Requiem pour les fantômes
Katherine Arden
Denoël, Lunes d’encre, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), fantastique, 470 pages, septembre 2024, 23,90 €


Laura Iven vit à Halifax, en Nouvelle-Écosse, au Canada. Infirmière, elle a servi trois ans pendant la première guerre mondiale, toujours en cours, sur le front des Flandres, où elle a été blessée. Alors que la guerre entre dans sa quatrième année, elle reçoit une caisse contenant les affaires de son frère, lui aussi engagé sur le front, ce qui ne peut signifier qu’une chose : il a été tué. Mais Laura n’a jamais reçu le télégramme officiel qui devait lui annoncer sa mort. Et dans le même temps, lors d’une séance de spiritisme des trois sœurs Parkey, chez qui elle loge, un étrange message jette le trouble dans son esprit. Un concours de circonstances lui fait rencontrer Mary Borden, elle aussi revenue de la guerre où elle s’est distinguée dans l’organisation d’un hôpital caritatif mis à disposition des soldats. Bientôt, Mary Borden, Laura Iven et Penelope Shaw, alias Pim, qui fait partie des clientes des sœurs Parkey et qui a perdu son fils au front, partiront ensemble pour l’Europe, la première pour poursuivre son travail, les deux autres pour venir en aide aux soldats, mais aussi pour élucider le mystère de la disparition de leur proches.

Belle idée de la part de Katherine Arden de revenir ainsi sur un épisode à la fois célèbre et en cours d’oubli, celui des combats qui, en Belgique, entre la crête de Passchendaele et Ypres, opposèrent les armées britannique, canadienne et française aux Allemands de septembre à novembre 1917. Une offensive conçue pour se dérouler pendant une période sans pluie et maintenue malgré une météorologie non seulement contraire, mais même diluvienne : trois mois d’enfer qui se solderont par une victoire à la Pyrrhus avec des estimations minimales des pertes à deux cent mille hommes de chaque côté, mais sans doute bien supérieures, peut-être même le double, compte tenu du nombre de disparus. Trois mois d’apocalypse durant lesquels les soldats ne périrent pas toujours par l’acier loin s’en faut, mais moururent tout simplement noyés dans les tranchées et dans les cratères d’obus.

C’est dans cet enfer sur terre, et sur ses arrières, où les gradés mènent parfois la vie de château tandis que leurs hommes croupissent et meurent dans les tranchées, que se déroule la plus grande partie du roman. On y suit en parallèle et par alternance les aventures d’un côté du Pim et Laura, de l’autre côté de Freddie, le frère de Laura, qui n’est pas mort, et d’un prisonnier allemand du nom de Winter à qui il a sauvé la vie. Par un obscur concours de circonstances, Freddie est persuadé que Laura a été tuée. Mais si tous échouent à se retrouver pendant la plus grande partie du roman, tous ont affaire, outre la guerre, à un dénominateur commun qui est l’élément fantastique.

« Faites attention à vous, sur la route, finit par dire le soldat en reculant. Il y a les aéroplanes des frisés, les fantômes, les fous, et puis il y a le violoniste. »

Cet élément fantastique a été amené par petites touches – les séances de spiritisme alors encore en vogue, les rumeurs, les histoires de soldats. Il n’y a guère de motif plus classique en littérature de genre que celui de la fête fantôme. Le château, le manoir, la vaste demeure qui aux yeux du voyageur perdu dans la tourmente – ou du soldat – apparaissent comme miraculeusement et où il sera accueilli dans le luxe, la musique, la chaleur, la lumière et les danses – pour le lendemain se réveiller dans une ruine, dans la poussière d’une bâtisse à l’abandon, avant de comprendre qu’il a passé la nuit en compagnie de morts, de fantômes, de démons. Un motif récurrent dans les nouvelles de la littérature de genre des dix-neuvième et vingtième siècles que Katherine Arden reprend et développe avec intelligence pour en faire le fil conducteur de son roman. Le fascinant et mystérieux violoniste Faland, omniscient et insaisissable, qui partout apparaît à sa guise et s’esquive avec une facilité déroutante, qui vous trouve plus que vous ne le trouvez, mène la danse. Son identité réelle, pour le lecteur, ne fait aucun doute : seuls quelques personnages (avec une naïveté que l’on ne comprend guère, disons une naïveté d’artifice pour les besoins de l’histoire) peinent à saisir sa véritable nature. Quant aux motifs qui contre son gré l’attirent dans cette apocalypse de boue, de sang et de mitraille, il les formule avec clarté : le fait que les hommes aient pu élaborer seuls un enfer dont il n’est pas le maître le contrarie fortement.

« Elle aurait presque pu se convaincre que le poème était réel et que tout le reste n’était qu’illusion. Pourquoi un tour, une tapisserie, une fée et un miroir magique devraient-ils être inventés quand la chose accroupie à l’est, gueule grande ouverte, était réelle ? »

Entremêler étroitement des thèmes fantastiques classiques – le violon, le miroir, le diable – avec un des épisodes les plus sanglants de l’histoire du vingtième siècle était une bonne idée, dont la mise en œuvre fonctionne durant la plus grande partie du roman. Avec intelligence, Katherine Arden développe et enrichit sa thématique fantastique de captation des âmes non pas d’un coup mais par bribes, par morceaux, des âmes qui sous les demandes répétées du diable se délitent comme, autour des protagonistes, tout se délite sous la pluie et sous les obus. La musique tient une belle place, la littérature aussi, les portraits de femmes fortes et volontaires qui abondèrent sur cette guerre comme sur la suivante sont appréciables, et les dialogues, enlevés et savoureux, sonnent juste.

« Faland était passé en premier, avec la lumière, et son ombre s’étalait monstrueusement devant eux. »

Pourtant – mais toute lecture est forcément subjective – parvenu entre les deux tiers et les trois quarts du roman, on peut commencer à avoir l’impression qu’à user toujours de la même ficelle, celle-ci s’effiloche et va finir par se rompre. Les épisodes dans les bâtisses et palais illusoires de Faland, qui au départ, comme au chapitre dix-neuf, étaient l’occasion de scènes magnifiques, deviennent à la longue répétitives. On ne peut s’empêcher de penser que le roman aurait gagné à être moins long, plus resserré, et l’on commence à s’inquiéter beaucoup plus de ce que va devenir le récit que du sort des protagonistes – on se demande comment Katherine Arden va s’en sortir.

Hélas, le roman qui jusqu’alors était un sans-faute va confirmer que ces inquiétudes étaient fondées. On sent que désormais l’écriture tire de plus en plus à la ligne et n’apporte plus grand-chose. Le récit commence à s’effondrer quand la part réaliste des péripéties devient à chaque chapitre plus invraisemblable, à la manière des récits policiers qui en croyant aller crescendo s’abîment dans le grotesque. Et même si Katherine Arden a cru poser soigneusement ses jalons, la part de romance gay – sans doute pour coller aux impératifs contemporains, alors que le roman parvenait jusqu’alors à éviter les clichés et les figures commerciales obligées – arrive très exactement comme un cheveu sur la soupe. On regrette que le récit, jusqu’ici soigneusement construit, ait perdu dans sa dernière partie son homogénéité et sa cohérence. On en gardera donc préférentiellement en mémoire les deux premiers tiers, en rêvant de ce qu’il aurait pu donner s’il avait continué dans une tonalité similaire. Ce « Requiem pour les fantômes » aurait pu être un très beau roman ; s’il n’est pas entièrement abouti, il n’en est pas passé loin.


Titre : Requiem pour les fantômes (The Warm Hands of Ghosts, 2024)
Auteur : Katherine Arden
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Jacques Collin
Couverture :
Éditeur : Denoël
Collection : Lunes d’encre
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 470
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : septembre 2024
ISBN : 9782207179345
Prix : 23,90 €


Katherine Arden sur la Yozone :

- « La Fille dans la tour »



Hilaire Alrune
21 septembre 2024


JPEG - 88.8 ko



Chargement...
WebAnalytics