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Charles et moi
Yves Letort
Flatland, collection La Tangente, 62 pages, septembre 2024, 6 €

Nous avions déjà lu Yves Letort avec des nouvelles le plus souvent consacrées à son univers du fleuve, comme dans les « Novelliste 1 », « Novelliste 3 », « Novelliste 5 » et « Novelliste 7 ». Dans l’anthologie « Humanum in silico », toujours dans cet univers, il basculait vers la science-fiction des androïdes avec “La Maladie ligneuse”. Une science-fiction à laquelle il revenait sous forme d’anticipation ancienne dans les textes de « Fins de siècle ». Avec la novella « Charles et moi », initialement publiée dans l’anthologie « Animal ad hominem » (Flatland, 2023), l’auteur aborde une science-fiction plus moderne, celle des lendemains qui font frémir.



« Il fume à côté de moi, paisible, comme il en a gardé l’habitude partout où il passe. Sa chemise expose la dispersion immodérée des cendres en stries grises qui s’imprègnent de sueur et redessinent les coulées en petits estuaires flous. »

Le narrateur accompagne Charles vers la mer. Qui sont-ils tous les deux ? Des zonards ou des débrouillards, des errants, des individus perdus dans un futur en déréliction, tout comme les personnages de Steinbeck étaient perdus dans la Grande Dépression des années trente. Mais l’on sent bien que l’on n’est pas ici dans une crise économique passagère, que l’on n’aura guère l’espoir – ni même simplement l’idée – de voir la lumière au bout du tunnel. Que le présent s’est effondré avec une brutalité telle qu’il n’a pas sombré seul : il a emporté le futur avec lui.

« De mon temps, les mômes ne portaient pas de gueules de vieux. »

Un road-trip en bus, en compagnie d’autres personnages dont on ignore tout, des arrêts déterminés par un vote collectif, des stations, des petits jobs pour gratter quelques pièces. À travers une série de chapitres ( “Une visite à l’atelier”, “Le Gamin”, “Au bord du trou”, “Le Vorgianne”, “L’Extracteur”,“Dans le box”,“L’Arrivée”) qui sont autant d’incidents ou d’étapes âpres, brèves, signifiantes, autant de séquences démonstratives et de lucarnes ouvertes sur le monde de demain, l’auteur déploie, sur la tonalité du récit noir, un éventail de visions peu réjouissantes.

S’en dégage l’impression d’un monde aux allures d’immense terrain vague, une friche industrielle sans fin où subsistent ici et là des usines encore en activité et des îlots urbains délabrés, gangrénés par la violence. Un monde gris où la technologie a continué de progresser mais sans doute pas pour le meilleur, avec l’explosion des greffes d’organes de porc et des implants organiques, une biotechnologie avant tout destructrice, disséquante au sens propre comme au sens figuré, qui réduit animaux et humanité à une série d’organes et où les clones devenus inutiles sont promis à d’infâmes recyclages. Dans ce monde qui paraît sans foi ni loi et où l’on n’aperçoit plus de véritable nature, la vie humaine, il est vrai, semble n’avoir plus grande valeur, elle aussi réduite à une simple fonction : aussi n’hésite-t-on guère à vendre les enfants, transformés en esclaves à usage unique, pour les envoyer chercher les reliques de la société de consommation dans des zones contaminées. Nous n’en dirons pas plus pour n’en pas trop révéler sur cette novella d’une soixantaine de pages, si ce n’est que l’humanité toute entière, du moins la part décrite par l’auteur, semble désabusée et en proie à une gueule de bois définitive, malade d’elle-même et de nouveaux types de parasites digestifs, une humanité dont l’âme a pris la couleur du poussier, en proie à sa propre gangrène et à celle d’un monde qui n’en finit pas de mourir.

« Charles en rallume une, au bout d’une longue quinte. Il expulse un glaviot qui atterrit sur une flaque de sang : de la mousse jaunâtre sur un lit de myrtilles. L’image l’enchante, il l’a pensée tout haut. »

On l’aura compris : nous sommes dans un des ces futurs dont les déclinaisons depuis quelque temps florissent comme autant de bouquets funéraires. Un enchaînement de lendemains crépusculaires qui apparaissent comme les poèmes ultimes d’un monde à bout de souffle, les derniers chants de civilisations en phase terminale. Avec « Fins de siècle », l’auteur livrait une anticipation ancienne dans laquelle il n’était pas sûr que l’humanité franchirait le vingtième siècle ; avec « Charles et moi », qu’elle puisse survivre au nôtre apparait tout autant improbable. Et que le road-trip d’Yves Letort, tout comme « La Route » de Cormac Mc Carthy, s’achève face à une mer qui n’en est plus vraiment une ne saurait tromper le lecteur : il y a très peu de chances pour que l’espoir vienne un jour poindre à l’horizon.


Titre : Charles et moi
Auteur : Yves Letort
Collection : La Tangente
Couverture : Arthur Rothstein
Éditeur : Flatland
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 62
Format (en cm) : 13,5 x 21,5
Dépôt légal : septembre 2024
ISBN : 9782490426485
Prix : 6 €


Les éditions Flatland sur la Yozone :

La collection La Tangente
- « Protocole commotion » de David Sillanoli
- « Wohlzarenine » par Léo Kennel
- « Brutal deluxe » par Emmanuel Delporte
- « Monstrueuse Féerie » de Laurent Pépin
- « Angélus des ogres » de Laurent Pépin
- « Pill Dream » de Xavier Serrano

La collection La Fabrique d’Horizons
- « Fins de siècle » par Yves Letort
- « Paris perdus » par Fabrice Schurmans
- « Humanum in silico », anthologie
- « Aventures sidérantes », anthologie
- « Des lendemains qui shuntent », recueil de Bruno Pochesci

La collection Le Grenier Cosmopolite
- Voyage au pays de la quatrième dimension » de Gaston de Pawlowski

La revue Le Novelliste
- La chronique du « Novelliste 1 »
- La chronique du « Novelliste 2 »
- La chronique du « Novelliste 3 »
- La chronique du « Novelliste 4 »
- La chronique du « Novelliste 5 »
- La chronique du « Novelliste 6 »
- La chronique du « Novelliste 7 »



Hilaire Alrune
17 septembre 2024


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