“Plénitude de 8aJ34” conduit le lecteur dans le futur de demain, où, à la marge de sociétés en délitement qui n’ont plus les moyens de faire respecter l’ordre, des sociétés privées, en toute illégalité, se livrent à des expérimentations sur des êtres humains. Individus sans domicile fixe et autres laissés pour compte deviennent ainsi les cobayes peu ou prou volontaires d’un « progrès » inattendu, comme toujours pour la bonne cause, face aux impasses dans lesquelles s’est enferré notre monde. Un monde dont l’avenir serait non pas de silice mais de bois, un monde où le neuromancien de William Gibson s’effacerait au profit d’une version en quelque sorte à ses antipodes, lente, différente, incompréhensible, basée non pas sur la pensée humaine mais sur un monde différent. Un « arbomancien » pourrions-nous dire : avec cette idée originale, Emmanuel Brière Le Moan, à la différence de William Gibson et des autres adeptes du cyberpunk, s’appuie non pas sur le World Wild Web, mais sur la plongée vers un autre réseau, celui du Wood Wild Web et des travaux de Suzanne Simard dont nous avons fait écho avec son autobiographie scientifique « À la recherche de l’arbre-mère ».
« Les têtes pensantes de la communication avaient eu beau jeu de broder sur l’idée que les policiers dotés d’un flair quasiment canin constitueraient un atout supplémentaire pour résoudre les enquêtes criminelles sans cesse plus nombreuses. »
Dans le récit biopunk “Parfums de mort (Peter, 2035)”, un jeune homme parvient à devenir policier parce que sa sphère ORL est physiologiquement compatible avec la technologie AOAG, une augmentation génétique de l’odorat. Le voilà donc découvrant un nouveau monde, celui du flair porté à un niveau inégalé, qui lui permet d’appuyer avec efficacité ses collègues sur des enquêtes qui, sans lui, soit seraient des échecs, soit ne seraient que très lentement résolues. Hélas, ce bref récit est desservi par une psychologie très superficielle ainsi que par des situations caricaturales et des dialogues bien peu crédibles façon série télévisée. Une bonne idée à la base, mais qui n’est pas exploitée à sa juste mesure.
« La diffusion de publicités directement dans le cortex du dormeur lui permettait de recueillir une masse de données sur le temps de réaction du client potentiel face à la pub, sur son appétence pour le produit également, mesurée en observant son comportement durant le rêve. »
Si l’on peut rester sur sa faim avec “Parfums de mort (Peter, 2035)”, “Un petit-déjeuner chez Métafood (Luis-Kenzo, 2040)” tient pleinement ses promesses. Bienvenue dans un futur ouvertement cyberpunk qui ressemble très fortement au nôtre, et où la disruption fait toujours plus de ravages. La bêtise, la naïveté, l’appétence irréfléchie pour la nouveauté, la vulnérabilité des esprits aux modes, l’irréfragable paresse conduisant à se faire assister pour chaque acte de la vie quotidienne poussent tout un chacun à se faire implanter dans le cerveau la puce NeuraLeash, permettant d’être connecté au réseau en permanence. Mais quelle que soit la technologie, les pauvres et les idiots seront toujours des pauvres et des idiots, du simple bétail à ratissage de données par les multinationales, de vulgaires cobayes à servitude volontaire pour des expérimentations qui permettront aux firmes sus-citées de les exploiter plus encore. Parmi les cinq sens abordés, Emmanuel Brière Le Moan s’intéresse ici au goût : les gants haptiques et autres implants dont les amateurs de littératures de genre ont l’habitude s’effacent ici au profit des technologies plus originales avec la nanostructure linguale Métafood. Nous n’en dirons pas beaucoup plus sur cette fable gastronomique sarcastique où le pigeon parvient à se faire dépouiller de ce que la nature lui a donné pour une virtualité sur laquelle il ne peut exercer aucun contrôle, un récit qui repose sur une idée brillante que l’on n’aurait pas été étonné de trouver dans une nouvelle du grand Greg Egan.
Avec “Le bruit et le silence (Emily, 1955)”, on ne s’étonnera pas de trouver un conte qui à première vue paraît plus classique et qui commence avec la mention d’Emily Dickinson et d’Emily Brontë, même si la fin surnaturelle et tragique évoque plutôt le destin de Virginia Woolf. La psychiatrie, la tentation de l’écriture, une vieille demeure, une serre : autant d’éléments propices à l’instauration d’une ambiance trouble pour une partie consacrée à l’ouïe qui s’enrichit avec la narration en abîme de récits lycanthropiques teintés d’anticipation ancienne. On reste dans des ambiances classiques avec “Vision fantôme (Wilfried, 1891)” où le sens de la vue se décline sous diverses formes, parmi lesquelles les rêves et les hallucinations. Un magasin d’antiquités à Prague constitue une belle entrée en matière pour ce récit fantastique avec objet maléfique, dont des passages raviveront peut-être chez les cinéphiles le souvenir du long métrage « Ring » (Hideo Nakata, 1998) et de la manière dont la sorcière Sadako s’y extrayait d’un poste télévisé – même si les références de l’auteur, évidentes ou cryptiques, et soulignées en fin de volume par une bibliographie sélective mentionnant les sources des ouvrages mentionnés et citations mises en exergue, relèvent pour l’essentiel du domaine de la littérature. Dernier récit du passé, consacré celui-ci au toucher, “La peau de l’autre (Augustin, 1867)”, voit un individu rêvant de devenir prestidigitateur finir malgré lui victime d’un bien mauvais tour. Par l’intermédiaire d’un haut-de-forme grâce auquel il fait apparaître des objets de manière très classique, il se trouve confronté à des effleurements voire à des prises inattendues, gagnant à partir du bras concerné des sensations tactiles qui ne sauraient être les siennes. En parallèle, dans ce récit qui débute avec l’ouverture de l’exposition universelle au premier avril 1867, distractions et réjouissances s’effacent devant l’effondrement du second Empire et les évènements de la Commune : la trajectoire de l’histoire et celle d’Augustin vont fatalement se rejoindre, tout comme l’“Épilogue (Loin dans l’avenir, toujours sur Terre)” fera se rejoindre lointain passé et (pas si) lointain futur.
Comme pour les deux parutions précédentes de la collection La Fabrique d’Horizons de Flatland, « Paris perdus » de Fabrice Schurmans et « Fins de siècle » d’Yves Letort, on est ici beaucoup plus dans le cadre fort heureusement permissif du fix-up que dans celui du roman. Les parties présentées comme autant de chapitres sont plutôt des nouvelles unies par une trame globale et composant, entre le passé récent de la fin du dix-neuvième siècle et un futur peut-être pas si lointain, une histoire partielle de l’humanité vue à travers le prisme des cinq sens. Des lieux, des objets récurrents, des fragments d’histoire commune, des liens familiaux tissent d’autres liens subtils entre des nouvelles qui, empruntant à divers genres littéraires, des plus classiques aux plus modernes, composent un ensemble à la fois éclectique et cohérent. De belles idées, et une approche originale et prometteuse pour ce premier volume d’Emmanuel Brière Le Moan.
Titre : Contes des cinq sens
Auteur : Emmanuel Brière Le Moan
Collection : La Fabrique d’Horizons
Couverture : Jean-Jacques Tachdjian
Illustrations intérieures : Fabrice le Minier
Éditeur : Flatland
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 137
Format (en cm) : 13,5 x 21,5
Dépôt légal : juin 2024
ISBN : 9782490426478
Prix : 9 €
Les éditions Flatland sur la Yozone :
La collection La Tangente
« Osgharibyan » par Léo Kennel
« Protocole commotion » de David Sillanoli
« Wohlzarenine » par Léo Kennel
« Brutal deluxe » par Emmanuel Delporte
« Monstrueuse Féerie » de Laurent Pépin
« Angélus des ogres » de Laurent Pépin
« Pill Dream » de Xavier Serrano
La collection La Fabrique d’Horizons
« Fins de siècle » par Yves Letort
« Paris perdus » par Fabrice Schurmans
« Humanum in silico », anthologie
« Aventures sidérantes », anthologie
« Des lendemains qui shuntent », recueil de Bruno Pochesci
Le Novelliste
La chronique du « Novelliste 1 »
La chronique du « Novelliste 2 »
La chronique du « Novelliste 3 »
La chronique du « Novelliste 4 »
La chronique du « Novelliste 5 »
La chronique du « Novelliste 6 »
La chronique du « Novelliste 7 »