Antarctique, 1911. L’explorateur anglais Mawson part en mission topographique avec Xavier Mertz, alpiniste suisse et Belgrave Ninnis, jeune officier des Royal Fusiliers. L’expédition part de Cape Denison, les trois explorateurs sont aguerris, Mawson a fait ses armes aux côtés de grands noms de cet âge héroïque de l’exploration de l’Antarctique. Il y a une petite ambiance de compétition avec Amundsen et Robert Falcon Scott.
L’entente entre les trois jeunes hommes est au beau fixe, et la conviction de l’intérêt de leur mission, de leur exploit les pousse toujours plus avant malgré les difficultés, le froid mordant, les sastrugi (des champs de crêtes de glace) mal franchissables, les crevasses... Mais la nature est aussi violente qu’imprévisible, et les accidents se multiplient, minant le moral des hommes autant que les rudes conditions de vie. Engoncés dans des combinaisons étanches perpétuellement poisseuses, étouffant dans une tente elle aussi lourdement imperméabilisée, chauffée avec un petit brûleur de kérosène...
Et les chiens, des groenlandais (sorte de huskys), débordant d’énergie, de rage, d’agressivité à évacuer.
Justine Niogret intitule ses chapitres selon le nombre de chiens restants. Si le titre ne vous avait pas déjà mis en garde, si vous n’aviez jamais entendu parler de cette histoire, aussi vraie que tragique... Il n’est pas trop tard pour reculer si vous êtes sensible.
Si Justine Niogret n’est pas la plus prolifique des autrices, chacun de ses romans prend aux tripes. Sans jamais sombrer dans le pathos, en allant à l’os (pardon), elle nous raconte ici, à travers une fiction aussi documentée que réaliste, le calvaire de cette exploration. En moins de 200 courtes pages, elle nous expose les débuts prometteurs, la fraternité entre les trois hommes, leur ténacité qui dépassent parfois leur raison. Lorsque Ninnis fait une infection à une main, il est prêt à sacrifier son doigt plutôt que faire échouer la mission. L’objectif est revu à la baisse, car il faut aussi penser au retour : chaque pas plus avant sera à refaire dans l’autre sens.
L’autrice nous immerge dans la moiteur de cet équipement austral du début du XXe siècle, laine et cuir de phoque. Cette sueur si dangereuse car elle pourrait vous geler. Ces rations immondes, pseudo pemmican riche en graisse indispensable pour compenser les efforts, ces biscuits si compacts qu’il faut les faire tremper pour ne pas s’y casser les dents. Ce fragile équilibre entre nécessité et poids embarqué sur les traîneaux.
D’accident en accident, tous brutaux et imprévisibles, l’expédition scientifique s’efface face à la nécessité de rentrer en vie. Quatre, cinq fois, les survivants affamés, fiévreux, amaigris, font l’inventaire de leurs possessions, abandonnant tout poids superflu derrière eux, pas toujours de gaîté de cœur. Et vient le moment où il faut manger les chiens. Les abattre un par un, les plus faibles, pour se nourrir et nourrir le reste de la meute, qui s’entre-dévore sans les barrière morales qui s’imposent encore aux hommes. Chaque chien en moins, c’est moins de force pour tirer le traîneau, et le début d’un cycle fatal. Certaines bêtes sont plus faciles à tuer que d’autres. mais face à la faim, l’attachement pour une bête est plus qu’une minuscule douleur supplémentaire, un coup de canif dans leur humanité.
Avec une narration semi externe centrée sur Mawson (le seul qui survivra), Niogret nous plonge dans leur routine dictée par la survie, la folie qui s’empare d’eux lentement (Mertz, nourri du foie des chiens, développant possiblement une overdose de vitamine A), l’épée de Damoclès des jours qui passent et du départ programmé de L’Aurora, le bateau qui doit les ramener à la civilisation. On voit lentement mais sûrement s’éroder leurs manières de gentlemen, leur humanité tandis que leurs espoirs de rentrer à bon port fondent aussi dangereusement que la neige sous le soleil. Le pinacle est atteint quand Mertz, dans un élan de délire, refuse de “monter sur le traîneau”, car c’est l’expression qu’ils avaient adoptée pour évoquer le prochain chien à y passer : il accuse Mawson de vouloir le manger - avant de s’en excuser plus tard, redevenu lucide avant la fin.
En plus de leur esprit, on voit les corps se déliter. Après la maigreur, les engelures, les membres noircissent, l’épiderme gèle, se craquèle, se déchire. Chaque blessure est aussi terrifiante que lourde de conséquences, mais pour les survivants anesthésiés par le froid et les privations, la douleur est presque un souvenir. Mawson terminera le voyage dans un état pitoyable, plus proche du zombie que de l’humain, après s’être sustenté de ses rations divisées et redivisées pour les faire durer, de gelée tiède faite de neige fondue et des os des chiens bouillis.
C’est un récit à la fois glacé et glaçant, un périple aux limites des capacités physiques et mentales des personnages, le solde du coût trop élevé de l’héroïsme de cette expédition. L’autrice n’y met pas un mot de trop, et sous ses phrases on ressent la morsure du froid comme les remords de chacun de n’avoir su empêcher l’imprévisible. Et cette volonté, malgré tout, de ne pas céder à la mort, coûte que coûte.
Titre : Quand on eut mangé le dernier chien
Autrice : Justine Niogret
Grand format
Couverture : Olivier Fontvieille
Éditeur : Au Diable Vauvert
Collection : Littérature française
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 211
Format (en cm) : 20 x 13 x 1
Dépôt légal : aout 2023
ISBN : 9791030706062
Prix : 19 €
Poche
Couverture : Création Studio J’ai Lu
Éditeur : J’ai Lu
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 14148
Pages : 187
Format (en cm) : 18 x 11 x 1
Dépôt légal : juillet 2024
ISBN : 9782290394618
Prix : 7,40 €