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Le cyberespace de l'imaginaire




Novelliste (Le) 7
Leo Dhayer (rédacteur en chef)
Flatland, novembre 2023, 301 pages, 15 €

Entre présent et passé, entre classicisme et textes contemporains, un nouvel éventail de nouvelles et d’essais (Association Flatland)



« Le soleil couchant s’estompa dans la brume d’un soir de mai et tous deux attendirent, angoissés, que le téléphone les informât, si, vraiment, ainsi que le prétendait Waghorn, la porte de l’au-delà, qui n’est d’ordinaire jamais complètement ouverte ni complètement close, s’était enfin ouverte tout à fait (….)  »

On est dans le domaine de la fable avec “La Madone aux sept glaives” de Vernon Lee, légende d’un Dom Juan imagée surchargée, baroque, et même « carnavalesque », pour reprendre le lexique de l’excellent article “Un ex-voto dans le goût espagnol” que lui consacre Sophie Geoffroy quelques pages plus loin. Quand on prête allégeance à une sainte pour commettre les pires méfaits, il ne faut pas s’étonner de voir les vœux devenir à double tranchant. Moins dramatique, “L’Au-delà” d’Edward Frederic Benson apparaît comme un plaisant récit de vrai-faux médium dans lequel le surnaturel apparaît auprès de ceux qui le côtoient le plus et s’y attendent le moins. Nouvelle classique également avec “Portrait d’un inconnu” d’Anne Richter, qui mêle bien des thèmes chers au fantastique, le portrait, le double, la mort, la jeunesse éternelle. Si “Jérémiah” de Jessica Amanda Salmonson est contemporain, il s’apparente lui aussi au fantastique traditionnel avec sa chasseuse de fantômes et exorciste : une belle histoire de morts, de vivants et de rédemption. On arrive dans un entre-deux entre classique et moderne, entre terre et ciel, entre morts et vivants avec “Les Passagers” de Laurent Pheulpin, où les bombardiers lourds de la Royal Air Force se chargent des fantômes de ceux que leurs bombes ont tués, et peut-être de leurs âmes. Bombardiers lourds également pour “J’étais là avant le soleil” où Philippe Cousin, qui à l’évidence a gardé en mémoire l’exploit un peu fou de l’aviateur Mathias Rust, met en scène, dans un récit chargé d’une humanité à la Ray Bradbury, de beaux personnages aux commandes d’un monumental B-52. Dans un monde plus contemporain, Joel Lane propose en même temps, avec “À corps et à cris” et son inquiétant phénomène prémonitoire, un récit de fantastique moderne et une fable sociale. Moderne également, “Les salauds ont toujours tort” de C.M. Deiana imagine, sur un thème rebattu – la vengeance des enfants victimes des adultes – et à travers une maison-piège, un texte qui pourra évoquer chez le lecteur certaines nouvelles de Charles L. Grant, et qui dans la veine horrifique atteint son but. Texte inédit post-pandémique de Nina Allan, “L’Île” ne relève pas à proprement parler de la littérature de genre mais brode sur l’impossibilité du deuil, l’incrédulité face à l’inattendu et la forme de survie ou de révélation que permettent les enregistrements. “Le Mausolée de tous les arts” de Pascal Malosse met en scène un étrange Adolphe Staclet inspiré par le richissime financier belge Adolphe Stoclet et par son palais entre art Nouveau et art Déco situé à Woluwe-Saint-Pierre. Dans son habituel monde du Fleuve, Yves Letort, dont nous avons précédemment chroniqué « Fins de siècle », propose avec “L’œil” un bref et poignant récit du temps qui – tout comme le fleuve – s’écoule inexorablement.

« Si elle le voyait, elle ne le reconnaîtrait pas – comme les gens incinérés : si on regarde dans l’urne, on ne le voit pas, alors qu’il ne manque que l’eau et quelques électrons.  »

Est-on dans la science-fiction avec ”Funérailles secondaires ou la fin de l’argentique” ? Pas exactement, même si le récit de Didier Pemerle se déroule dans un présent-futur en dissolution lente, une apocalypse à la fois douce et inquiétante, informulée en tant que telle car comme allant de soi, mais qui pourrait tout aussi bien être la résultante d’une simple crise économique ou politique passagère. Mais dans ce monde qui ressemble au nôtre tout ralentit et s’immobilise : un accident, une ambulance en panne, un modèle qui devenu catatonique se trouve malgré lui en pose passive et perpétuelle. C’est le monde entier qui peu à peu se fige, comme s’interrompt et se termine la corruption des corps dans ce cimetière menacé par les crues qu’il faut déplacer – un monde qui semble lui-même basculer dans le noir et blanc, voire dans le sépia, jusqu’au chat “figé à l’entrée de la cuisine dans une attitude savamment équilibrée de marche interrompue”, comme s’il n’était plus que sa propre image sur un cliché. La fin de l’argentique – le protagoniste principal est photographe – apparaît ainsi comme l’instantané, le tableau marquant l’extinction d’une époque devenue moribonde. Ces ”Funérailles secondaires ” composent donc une nouvelle inclassable mais poignante, dont l’ambiance n’améliorera sans doute pas l’humeur des splénétiques.

« Ce visage de désespérés qui ne les quittera plus pour le reste de leur vie nouvelle… »

Trois nouvelles de ce volume relèvent ouvertement de la science-fiction. Déréliction encore avec “Faut-il réveiller les endormis ?” qui narre un futur où les déplacés temporels, à savoir les individus qui ont été cryogénisés dans l’attente de progrès médicaux ou d’un monde meilleur sont réveillés parce qu’on ne peut les conserver éternellement dans un avenir qui, contrairement à leurs espérances, n’a rien de mieux à leur offrir que ce qu’ils ont connu, et ne peut rien leur proposer d’autre qu’une existence bas de gamme. Un monde où ils ne sont pas les bienvenus, et où ils ne trouveront peut-être pas même de bonnes raisons de continuer à vivre. Un thème déjà abordé dans la littérature de genre mais l’approche particulière de Jean-Baptiste Cabaud, dans ce que l’on pourra voir comme une réplique du destin des migrants, distille un authentique sentiment de no future. Changement de tonalité avec “Morituri” où, entre sarcasme et désespoir tranquille, une fin de monde aigre-douce se dessine sous la plume de Philippe Caza. D’Alex Nikolavitch, dont nous avions parlé dans « Le Novelliste 2 », “Stairway2” apparaît plus anecdotique en ceci qu’il ne constitue pas un véritable récit mais la description tronquée d’un phénomène technologique inexpliqué, offrant une interprétation libre, un texte qui pourrait être considéré comme un chapitre de roman, un prologue à un ensemble plus vaste.

« La disruption, ç’avait été au début du XXIème siècle le nom moderne de la loi du plus fort. Ou comment contourner et détruire ce que les hommes ont construit pendant des siècles pour se protéger d’eux-mêmes et de leurs pulsions, sous formes d’institutions et de règles, incarnées dans les États et leurs prérogatives. Il fallait faire avec les constructions humaines ce que le mode de vie dominant et l’industrie faisaient avec les réserves de pétrole et de houille : les vaporiser. »

Avec “Horizon” de Didier Lesaffre, longue novella scindée en quarante-neuf chapitres et forte d’une soixantaine de pages (compter près du triple en livre de poche, car les pages du « Novelliste » sont en grand format et en petits caractères), on reste dans la science-fiction, ou plus exactement dans l’anticipation à court terme. Dans un monde post-effondrement, et sur plusieurs décennies, le destin, les réflexions et les découvertes d’un individu ayant suffisamment anticipé le grand collapsus pour espérer y survivre durablement. Documenté, nourri par une culture à l’évidence éclectique, tour à tour technique, poétique, sociologique, philosophique, mystique ou métaphysique, mais pourtant homogène, “Horizon” embrasse les multiples facettes de la condition humaine et s’impose comme un texte à la fois mûr et ambitieux.

« Gisant de cannibale, patiemment dépecé, je hante mes propres rêves. »

Avec Louise Pleth et “Mes exuvies” apparaît une métamorphose kafkaïenne au long cours, la mue sans cesse renouvelée d’une narratrice condamnée à ne jamais passer au stade d’imago, à toujours laisser d’un soi précédent la divagation d’un vécu, un discours imagé et surréaliste nourri par le double mouvement du délitement et de la renaissance. À travers ce monologue – interrogation et méditation poétique au sujet des significations possibles de ces exuvies réelles ou figurées, plastiques ou humorales, dermatologiques ou cristallines, carnes, lambeaux, toiles, papier cristal, enveloppes, pages de livres, voiles emportés par le vent, déguisements ou défroques de fêtes oubliées – se dessinent, en un effeuillement sans fin, une identité fluctuante, des filigranes d’existences, des pensées s’envolant les unes après les autres, des mémoires dévoilant d’autres mémoires. Un texte riche, fouillé, travaillé.

Dans le registre des essais, outre celui de Sophie Geoffroy mentionné plus haut, on trouve un ”L’Au-delà, y croire... ou pas”, texte de quelques pages où H.G. Wells prend ses distances avec la crédulité spirite de Conan Doyle et consorts, et “Coloniser le cosmos. Astor et son futur électrique” d’Ywan Rhys-Morus, consacré à John Jacob Astor dont ce numéro du « Novelliste » propose la quatrième et dernière partie du roman “Voyage en d’autres mondes”. Avec “ Inventaire après déménagementFay Ballard, la fille aînée de James Graham Ballard, propose un texte et un port-folio composé de photographies de la maison de Ballard et de dessins par elle-même d’une memory box, série d’objets porteurs de mémoire et de sens. Une pièce de plus à verser à l’épais dossier d’un auteur d’exception, une approche originale, peu contributive peut-être à l’éclairage d’une œuvre particulièrement dense, mais révélatrice de l’existence sobre et prosaïque de la dernière partie de la vie de Ballard à Shepperton puis dans la banlieue londonienne, postes d’observation à partir desquels il écrivit des romans moins proches du registre de la science-fiction, mais particulièrement perspicaces sur l’évolution de la société.

On n’aura donc que du bien à dire de cette septième livraison du « Novelliste  ». Festival de fictions de qualité (à celles dont nous avons parlé s’ajoutent des textes courts de Claude Ecken, Léo Kennel, Frédéric Holic, Thomas Geha, Noé Gaillard et Sandrine Scardigli) accompagnées d’essais, il est agrémenté comme le numéro précédent de pages de garde couleurs bordeaux et d’illustrations en noir et blanc ou en couleurs (Henri Rivière, Jacek Malczewski, Céline Brun-Picard, Charles Frederick William Melatz, Albrecht Dürer, Thehardlab, Alejandro Carnicero, Andrea Mantegna, Fritz von Uhde, Howard Giles, George Roux, Jacques-Fabien Gautier d’Agoty, Daniel Carter Beard et quelques autres) et s’inscrit dans la droite ligne des numéros précédents, les « Novelliste 1 », « Novelliste 2 », « Novelliste 3 », « Novelliste 4 », « Novelliste 5 » et « Novelliste 6 ». Mieux encore : alors qu’il était déjà (pour parler comme les marchands) d’un rapport qualité-prix imbattable, il parvient une fois encore à s’étoffer en passant de deux-cent-soixante à trois cents pages. Mais où diable s’arrêtera-t-il ?


Titre : Le Novelliste 7
Rédacteur en chef : Léo Dhayer
Comité de rédaction : Lionel Évrard, Nellie d’Arvor, Roland Vilère, Elvire Arnold, Andi Verolle, André Virolle
Design graphique et iconographie : Frédéric Serva
Couverture : Après la pluie (1870) par Arkhip Ivanovitch Kuindzhi (1841-1910)
Éditeur : Le Novelliste / Association Flatland
Page du numéro : Le Novelliste 7
Numéro : 7
Pages : 301
Format (en cm) : 15,8 x 24 x 1,5
Dépôt légal : novembre 2023
ISBN : 9782490426379
Prix : 15 €


Les éditions Flatland sur la Yozone :

La collection La Tangente
- « Osgharibyan » par Léo Kennel
- « Protocole commotion » de David Sillanoli
- « Wohlzarenine » par Léo Kennel
- « Brutal deluxe » par Emmanuel Delporte
- « Monstrueuse Féerie » de Laurent Pépin
- « Angélus des ogres » de Laurent Pépin
- « Pill Dream » de Xavier Serrano

La collection La Fabrique d’Horizons
- « Fins de siècle » par Yves Letort
- « Paris perdus » par Fabrice Schurmans
- « Humanum in silico », anthologie
- « Aventures sidérantes », anthologie
- « Des lendemains qui shuntent », recueil de Bruno Pochesci

Le Novelliste
- La chronique du « Novelliste 1 »
- La chronique du « Novelliste 2 »
- La chronique du « Novelliste 3 »
- La chronique du « Novelliste 4 »
- La chronique du « Novelliste 5 »
- La chronique du « Novelliste 6 »



Hilaire Alrune
30 juillet 2024


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