Dans le para-texte, on apprend que l’autrice, une Américaine ayant épousé un Écossais pur jus (avec château et tartan), s’est fortement inspirée de sa belle-famille et de l’expérience du confinement du COVID-19.
On pourra, après lecture, citer deux autres sources d’inspirations qui sautent aux yeux : bien entendu, la série « Downton Abbey », de Julian Fellowes, à laquelle le titre, astucieux jeu de mots avec lockdown (confinement) fait allusion, mais aussi, à défaut de citer tous les romans typiquement anglais d’Oscar Wilde et Agatha Christie à Stephen Fry (lisez son « Hippopotame », si c’est encore en stock, chez J’ai lu aussi), le très anglais film « À couteux tirés » de Rian Johnson, qui présente une situation initiale très proche : le patriarche mort, le testament fait exploser les derniers semblants de cordialité entre les membres de la famille.
Beth Cowan-Erskine a réussi un petit bijou du genre, certes classique mais exécuté sans la moindre fausse note, et c’est ce qui rend sa lecture délicieuse : si on devine à peu près ce qui risque de se produire, on ne sait jamais ni quand ni comment.
La brochette de personnages est particulièrement variée, et on pourra y coller les traits des acteurs de « Downton... » : la comtesse douairière pas commode, le comte vieille école qui, contrairement à Lord Grandham refuse de reconnaître la fin d’une ère lorsque son fils cadet, Fergus, parle de réformes nécessaires de leur mode de vie, le frère veuf et sans un sou, qui pique tous les bibelots qui traînent... Les femmes sont aussi gratinées : celle d’Angus n’attendait que la mort du père pour exiger les appartements de la comtesse, la fiancée de Fergus, fille de « commerçants », ne maitrise pas les codes mais ne compte pas se laisser faire... Chacun a un petit secret, certains nous sont dévoilés d’emblée, d’autres seront à découvrir. mais tous portent un masque et jouent le jeu des apparences.
En face, ou plutôt en bas, Hudson le maître d’hôtel, Mme McBane la gouvernante, Mrs Hutchinson la cuisinière, idem, vous pouvez retrouver les rôles de la série ; sont ceux qui font tourner la maison. Et notamment par les yeux de Mme McBane, qui s’improvise un peu détective, on mène l’enquête, mais surtout on suit la lente dégringolade sociale de ces aristocrates confrontés à moyenne échéance, à une ruine qu’ils refusent tous d’admettre (sauf Fergus, le gentil de l’histoire), mais à très court terme à la dégradation de leur quotidien quand les denrées de première nécessité et surtout le personnel viennent à manquer. La gouvernante, d’abord appuyée par la vieille comtesse, fait passer les changements les moins douloureux (moins de gâteaux différents lors du thé, la fermeture et l’arrêt des cheminées des pièces non utilisées parmi les 150 du château...) aux plus problématiques (la restriction du papier toilette). Sous nos yeux, c’est tout le confort lunaire des aristocrates qui s’effondre lorsque plus personne le vient allumer la cheminée avant leur réveil, qu’ils doivent faire leur lit seul (un grand moment !) et s’habiller de même. Régulièrement, les domestiques s’interrogent sur ces activités si fatigantes qui tiennent soi-disant leurs maîtres occupés toute la journée. Par le prisme de la comédie, on lit bien la fin d’un monde, et une vraie critique sociétale de ces privilèges et du déracinement de ces élites.
C’est d’autant plus truculent de les voir se déchirer à la lecture du testament (et même avant), de les voir se battre pour le moindre privilège conservé sur les autres, au nom d’une préséance traditionnelle dont la fin est pourtant annoncée avec la nécessité de vendre le domaine pour couvrir dettes et frais de succession. Les petites mesquineries s’enchainent.
Le chaos est amplifié par les enfants, au nombre de six, jamais nommés sauf le plus grand, qui accumulent les bêtises puisque livrés à eux-mêmes depuis le décès de la nurse, et passent leur temps à disparaître.
Les histoires d’amour ou de désamour, les tromperies sont nombreuses, comme on s’y attend. La lecture du testament lève le dernier doute sur les origines d’Iris, la pupille recueillie par la famille à l’orphelinat, et met le feu aux poudres, car elle n’est que la première révélation des secrets dont cette famille est, pour le coup, assez riche. L’autrice négocie habilement quelques retournements en fin d’ouvrage, sans trop tomber dans le sirupeux : c’est délicat comme un bon cosy mystery mais pas gnangan.
On rit donc très souvent aux petits malheurs de ces aristos égocentriques qui l’ont bien mérité, on est ému par quelques réalités de l’époque, on sourit à la bonne exécution de ce canevas. Si bien sûr il faut quelques chapitres pour situer les nombreux personnages, on est très vite happé et je confesse sans honte aucune n’avoir pas lâché la lecture des deux cents dernières pages.
La ferveur pour la série n’est pas retombée, le traumatisme du confinement non plus. Et pourtant, je n’ai pas trouvé trace d’un projet d’adaptation sur une plateforme de VOD... Il y a pourtant le fond et la forme idéales !
Titre : Loch Down Abbey (loch down abbey, 2021)
Autrice : Beth Cowan-Erskine
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Agnès Espenan
Couverture : studio J’ai Lu
Éditeur : J’ai Lu
Collection : Policier
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 412
Format (en cm) : 19 x 13 x 3,5
Dépôt légal : mars 2024
ISBN : 9782290398708
Prix : 15,90 €
Un petit regret de fabrication : le liseré doré très arts-déco de la couverture tient mal (ou bien j’ai les mains trop humides).