D’ailleurs ces précisions sur le contexte historique sont nécessaires afin d’appréhender au mieux la nouvelle de Yves Frémion, “Petite mort, petite amie” (GPI, 1978) qui ouvre le recueil. Dans un futur lointain, l’humanité a été traversée par diverses mutations et dogmes sexuels jusqu’à atteindre la Petite Mort, c’est-à-dire la mort dans l’orgasme. C’est une nouvelle qui se veut poétique, semble-t-il, mais qui est assez hermétique et imprégnée des obsessions de son époque. “Petite mort, petite amie” est le texte qui m’a le moins convaincu de ce recueil. À l’inverse, le texte suivant signé Wildy Petoud intitulé “Accident d’amour” (GPI, 1993) est à mon sens l’une des meilleures nouvelles du recueil. “Accident d’amour” est un texte court et percutant. Une femme victime d’un viol tombe enceinte. Elle porte ensuite en elle la vengeance et la colère jusqu’à l’explosion du dénouement final. Le thème et le style très sombre de ce texte sont sidérants.
“Déchiffrer la trame” de Jean-Claude Dunyach (GPI, 1998) est une nouvelle qui lorgne du côté de l’anthropologie et de Ursula Le Guin. Dans les sous-sols du Musée des Civilisations, deux conservateurs déchiffrent dans les tapis les histoires des tisserandes comme on peut le faire avec l’écriture braille. Un jour, ils tombent sur un tapis qui ébranle leurs connaissances. Une nouvelle pas inintéressante, mais pas inoubliable, non plus.
“meucs” de Terry Bisson (GPI, 2001) est la première nouvelle d’un auteur anglophone du recueil. Ce texte inspiré par l’attentat à la voiture piégée d’Oklahoma City en 1995 (168 morts et 680 blessés) commis par deux terroristes proches des suprémacistes blancs est écrit sous la forme d’une suite de témoignages.Terry Bisson imagine un programme gouvernemental intitulé « Le droit des victimes » qui associe le clonage et la loi du talion dans une catharsis vengeresse. Un texte brillant qui fait froid dans le dos. À noter que “meucs” a aussi obtenu les prix Locus et Nebula la même année.
“Les yeux d’Elsa” (GPI 2007) est un de mes textes préférés. Sylvie Lainé livre un texte poignant dans lequel des dauphins génétiquement modifiés servent de main-d’œuvre sous-marine à des compagnies maritimes peu scrupuleuses. Pour s’assurer la servitude des dauphins, les humains n’ont rien trouvé de mieux que de les rendre dépendants aux opiacés. Charlie, un marin, va se prendre d’affection pour LS-412-A, une femelle dauphin qu’il va prénommer Elsa. Charlie et Elsa vont ensuite vivre une histoire d’amour un peu spéciale. “Les Yeux d’Elsa” mêle destruction de la nature sous-marine, bien-être animal, à la vilenie humaine avec beaucoup de maîtrise, d’intelligence et de sensibilité. Un grand texte qui n’a pas pris une ride. Autre grand texte, “Océanique” de Greg Egan (GPI, 2010) est une nouvelle très longue et assez complexe. N’étant pas assez fou pour tenter de la résumer, je vais me contenter de dire que “Océanique” traite de religion, d’altérité, d’endoctrinement et d’amour. Un récit humaniste et métaphysique comme seul Egan sait les écrire.
En 2012, le Grand Prix de l’Imaginaire récompense Lisa Tuttle pour “Le Remède”. Un très beau texte sur le langage, la culpabilité et le doute dans le couple. J’ai relu avec beaucoup de plaisir “La Fille-Flûte” de Paolo Bacigalupi (GPI, 2015). On y découvre un monde baroque et féodal où la technologie est au service des puissants et permet les pires mutations génétiques. Deux sœurs, Lydia et Nia, vivent prisonnières chez les Bélari, une riche et puissante famille. Ces derniers ont modifié le corps des jeunes filles pour le transformer en instrument vivant et en faire le moment phare de leurs soirées mondaines. Métaphore d’une société du spectacle poussée à son paroxysme, “La Fille-Flûte” est une nouvelle remarquable sur le pouvoir et la servitude qui démontre tout le talent de Paolo Bacigalupi. Plaisir renouvelé à nouveau, à la lecture de “Ethfrag” de Laurent Genefort (GPI, 2016). “Ethfrag”s’inscrit dans l’univers d’« Omale », cycle incontournable de la science-fiction décliné en plusieurs romans et nouvelles.Omale est une planète où vivent trois espèces : les Hodgqins, les Chiles, et les Humains. Dans cette nouvelle, un scientifique humain arrive dans un camp d’expérimentation. Le professeur Borigonkar vient rejoindre un groupe de travail chargé de faire des expérimentations sur les Hodgqins. Il va s’atteler à la tâche avec un détachement et un racisme qui n’est pas sans rappeler les pires épisodes de l’histoire. Le récit est écrit sous la forme d’un journal de bord, et on assiste peu à peu à la déchéance de cet homme obnubilé par ses obsessions scientistes. Un grand texte que l’on peut lire et apprécier sans connaître l’univers d’« Omale ».
Dernière nouvelle de l’anthologie, “Shiva dans l’ombre” de Nancy Kress (GPI, 2018). Ce texte met en scène une équipe de scientifiques, deux hommes et une femme dans un vaisseau spatial qui a pour mission d’explorer un trou noir supermassif. Comme ils ne peuvent pas approcher trop près, leurs cerveaux sont uploadés dans un ordinateur et envoyés à bord d’une sonde. Les chapitres alternent entre ce qui se passe dans le vaisseau et dans la sonde. “Shiva dans l’ombre” est une nouvelle de hard SF qui explore autant la cosmologie que les rapports humains.
En conclusion, « Architectes du vertige » offre un aperçu de l’évolution de la science-fiction au travers de textes primés au Grand Prix de l’Imaginaire. Que l’on soit néophyte ou passionné de longue date par la science-fiction, il est intéressant de découvrir ces textes en 2024. Que ce soit pour se rendre compte du champ des possibles dans cette littérature longtemps à la marge et qui a peu à peu gagné en notoriété. Ou pour découvrir le travail et l’acharnement de passionnés à la genèse du GPI, comme le rappelle Jean-Pierre Fontana dans sa Postface. Enfin, notons que si l’ouvrage est très bon, il est aussi très beau. L’illustration de Caza et le travail éditorial du Bélial’ donnent à cette anthologie l’écrin qu’il mérite.
Titre : Architectes du vertige
Auteurs et autrices :
Yves Frémion, Petite mort, petite vie
Wildy Petoud, Accident d’amour
Jean-Claude Dunyach, Déchiffrer la trame
Terry Bisson, meucs (traduction de Gilles Goulet)
Sylvie Lainé, Les Yeux d’Elsa
Greg Egan, Océanique (traduction de Francis Lustman et Quarante-deux)
Lisa Tuttle, Le remède (traduction de Mélanie Fazi)
Paolo Bacigalupi, La fille-flûte (traduction de Sara Doke)
Laurent Genefort, Ethfrag
Nancy Kress, Shiva dans l’ombre (traduction de Pierre-Paul Durastanti)
Couverture : Philippe Caza
Éditeur : Le Bélial’
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 384 pages
Format (en cm) : 13.9 x 3 x 20.4 cm
Dépôt légal : mai 2024
ISBN : 9782381631370
Prix : 23,90 €