“Incident dans le métropolitain”, court texte de quelques pages, n’apparaît pas comme un véritable récit, plutôt comme une scène, un fragment de vie, le prélude à un roman qui resterait à écrire. Pourtant, c’est un texte qui, sur une idée étrange que nous ne dévoilerons pas ici, fonctionne d’emblée. Une ambiance très weird, entre technique et organique, entre horreur et merveille, entre Lovecraft et VanderMeer. Le lecteur découvrira l’étrangissime Morg, créature intelligente venue de très loin pour vivre sous Terre, mais trouvera également mentionnés les ministegs et les tardiers, dépourvus de majuscule car sans doute non-pensants. Quant aux moblots, qu’il rencontrera dans les récits suivants, prêtant main forte aux forces de l’ordre ou gardant un entrepôt d’artillerie, ce ne sont pas des créatures extraterrestres ni une main-d’œuvre bon marché spatio-coloniale : il s’agit du nom que l’on utilisait à l’époque pour désigner un gendarme mobile.
« Bientôt, notre ascension nous déporta lentement vers les portes de Paris. L’horizon semblait noyé dans une sorte de pâte de rouille. Les éclairs des arcs électriques illuminaient la couronne des fortifications sous un ciel morne. Le spectacle me donna l’impression d’une puissance démoniaque. Cette aube timide accueillait en son sein les ténèbres de notre mort, celle de notre race. »
Changement de ton avec “Gelée”. Dans ce récit d’incoercible invasion, le weird s’efface au profit de la pure épouvante. “On va tous mourir. Je l’ai senti dès que la gelée s’est échappée de la sphère”, écrit un des personnages. Sphère originaire des Indes et vénérée par les indigènes (difficile de ne pas songer à la nouvelle « Le Dieu Rouge » de Jack London) ou venue d’outre-espace, voire les deux, on ne le saura pas vraiment. En tout cas la gelée rampante, stoppée ou ralentie par les eaux, utilise un navire porteur lui permettant de débarquer sur un autre continent – on pense au Déméter pour le Dracula de Bram Stoker. Entre étude scientifique des divers moyens de stopper l’envahisseur, manipulation d’aigrefins prétendant avoir trouvé la parade miracle, survol en dirigeable (piloté par l’authentique Santos-Dumont) des territoires sur lesquels elle s’est étendue, et lutte désespérée des soldats pour la contenir à l’aide d’arcs électriques, bien des ingrédients de l’anticipation ancienne sont là. Comme dans tout bon récit développé dans l’ombre lovecraftienne, la contamination n’est pas seulement celle de la topographie, mais aussi celle de l’esprit : “Je sors de moins en moins parce que Paris est devenu un champ de bataille. Nous nous sommes habitués l’un à l’autre et nous commençons à mieux nous comprendre”, précise un des protagonistes. “Je l’autorise maintenant à rester sur mon épaule. Elle rêve.” Astucieusement construite à partir de sources diverses – correspondances, extraits de quotidiens, journal d’un capitaine de l’armée, monologues – cette « Gelée », sorte de « Couleur tombée du ciel » revue aux teintes d’un siècle mourant, fera assurément frémir plus d’un lecteur.
Un lecteur qui trouvera à la suite une bouffée d’oxygène bienvenue avec “Le Congrès dentaire de 1896 et ses conséquences”, qui apparaît comme une fantaisie inventive à la Bernard Quiriny, l’histoire de l’essor et du déclin d’une mode absurde entre mille autres (car il exista bien d’autres folies « fin de de siècle » à l’époque, comme la folie des poulets que rapporte Bill François dans « Le plus grande menu du monde »). Cette mode, c’est celle qui permet à tout un chacun de lever le rideau sur la scène d’un théâtre d’un nouveau genre tout simplement en souriant : la folie tout d’abord des dents sculptées et gravées, puis de l’arrachement de l’ensemble des dents, pour les semi-mondaines et autres « horizontales » tout d’abord, pour les autres ensuite, permettant de changer de scènes au gré des occasions et besoins et de briguer toujours mieux par l’acquisition de collections de dentiers en ivoire d’hippopotame. Un récit plein d’ironie qui apparaît à part dans ce recueil, car il n’y est question ni des colonies d’outre-espace ni d’extraterrestres – sauf à la toute fin montrant qu’une fois la folie passée, l’heure est venue de retomber ou de retourner sur Terre – hélas, il semblerait ce que ne soit pas seulement pour les humains.
“Une curiosité bibliophilique” apparaît comme l’introduction à ce qui reste de l’œuvre picturale de Théophile Jules Isaac Grandin (1846-19 ??), à savoir ses représentations de l’exposition universelle de 1916 (qui n’eut pas lieu dans l’histoire telle que nous la connaissons). Une exposition bien entendu coloniale martienne ou marsienne – car les deux orthographes à l’époque coexistent – et vénusienne, car ont été révélées au monde les conquêtes de Mars et de Vénus (1905-1907) par les troupes françaises. Dans ce court essai consacré à Grandin, on croise parmi les romanciers “sublimés par son burin de graveur” un certain Joseph Altairac, que d’aucun ont connu de manière plus contemporaine et qui devait préfacer l’ouvrage avant de déserter ce monde, mais aussi Jules Verne, et l’on trouve mentionnés d’autres personnages comme Gabriel de la Landelle (qui exista réellement), ici ministre de l’Éther et de la Navigation extra-atmosphérique. Au lecteur d’apprécier ensuite, à travers le portfolio signé Fabrice Le Minier, cette vingtaine d’œuvres attribuées à Théophile Jules Isaac Grandin, initialement imprimées sur papier Streqs grâce à la technologie dérobée sur le vaisseau-mère des Kreels, et miraculeusement préservée – les fibres végétales vénusiennes se dégradant d’elles-mêmes dans un environnement qui n’était pas le leur –grâce au collectionneur vénusien André Louvigny – pour les connaisseurs, l’un des pseudonymes d’André Ruellan.
Tour à tour émerveillé, amusé, horrifié et séduit, le lecteur cherchera à combler les blancs d’un futur / passé qui pour une part lui échappe. Les chronologies qu’il glanera ici et là (“La Gelée”, qui peut-être est la fin du monde, se déroule avec une savoureuse imprécision entre 189* et 190*, “Le Congrès dentaire de 1896 et ses conséquences” mentionne une seconde invasion marsienne de 1903, et il est question dans “Une curiosité bibliophilique” de l’exposition de 1916 mais aussi d’un mystérieux « Redout razien » de 1927) peuvent être cohérentes entre elles et former un fix-up ou – plus vraisemblablement – témoigner de passés alternatifs distincts. Ensemble parcellaire ou histoires parallèles, peu importe : loin des sentiers battus et des copies conformes, ce « Fins de siècle », à prendre au sens propre ou au sens figuré, avec ses tonalités old-school et ses approches diversifiées, fait une œuvre originale et un beau dépaysement.
Titre : Fins de siècle
Auteur : Yves Letort
Collection : La Fabrique d’Horizons
Couverture : Fabrice le Minier
Illustrations intérieures : Fabrice le Minier
Éditeur : Flatland
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 164
Format (en cm) : 13,5 x 21,5
Dépôt légal : avril 2024
ISBN : 9782490426447
Prix : 10 €
Les éditions Flatland sur la Yozone :
La collection La Tangente
« Osgharibyan » par Léo Kennel
« Protocole commotion » de David Sillanoli
« Wohlzarenine » par Léo Kennel
« Brutal deluxe » par Emmanuel Delporte
« Monstrueuse Féerie » de Laurent Pépin
« Angélus des ogres » de Laurent Pépin
« Pill Dream » de Xavier Serrano
La collection La Fabrique d’Horizons
« Paris perdus » par Fabrice Schurmans
Les anthologies
« Humanum in silico », anthologie
« Aventures sidérantes », anthologie
« Des lendemains qui shuntent », recueil de Bruno Pochesci
Le Novelliste
La chronique du « Novelliste 1 »
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La chronique du « Novelliste 3 »
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La chronique du « Novelliste 5 »
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