Difficile de résumer « Du thé pour les fantômes » sans trop en dire. Les lignes ci-dessus sont banalement réductrices, car le second roman de Chris Vuklisevic est tellement plus que cela, à commencer par un formidable exercice de style à la narration et la chronologie aussi chahutées que maîtrisées.
Tout commence dans un salon de thé, avec un narrateur en adresse directe, tandis que pour le besoin de la fiction nous endossons le costume d’un touriste piégé là par la pluie. Le conteur, archiviste municipal, est un puits de savoir, et le récipiendaire de l’histoire d’Agonie et Félicité. Et son récit plein de précautions entrecoupe les chapitres du point de vue direct des deux sœurs, principalement Félicité, la part « lumineuse » de ce Janus. Du moins c’est l’impression initiale.
L’autrice nous entraine alors dans la montagne, dans ce village loin de tout et tous, surtout les touristes, où la belle Carmine a posé ses valises, repris une bergerie avec son Espagnol, et accouché non pas d’une mais deux filles, l’une belle et pleine de promesses, l’autre.. tout le contraire. Le fantastique donne corps à une histoire crue de préférence maternelle sur fond de drame rural pur jus. Les deux gamines tentent de grandir ensemble, Agonie en cachette d’une Carmine qui perd peu à peu la boule, et Félicité endosse le rôle à double tranchant de tampon entre elles deux, fausse petite fille modèle d’un côté et grande sœur dominatrice par défaut de l’autre. On lit ces rapports de force malsains s’installer année après année, on n’en comprend que mieux le choix de Félicité de ne plus revenir une fois installée à Nice.
Dans son lycée elle rencontre une mère de substitution qui l’initie aux thés magiques et à son étrange pouvoir de libérer les âmes restées sur Terre comme fantômes parce que décédées au milieu d’une phrase.
Et c’est aussi cela, ce roman : un mélange subtil mais parfois corsé de drame, de tendresse, de larmes mais aussi d’humour. Un humour aux multiples saveurs, comme le thé, du plus fin au plus brutal, nécessaires bouffées d’oxygène dans une histoire sinon anxiogène.
La cohabitation forcée des deux sœurs, le temps de leur quête, est faite de moments de gêne d’un passé jamais pardonné autant que des contraintes plus prosaïques de l’intrusion d’un parent longtemps perdu de vue dans le cocon douillet de notre chez-soi. D’autant qu’Agonie a une aura qui pourrit tout, inexorable vague entropique, et sa seule présence est une catastrophe dans l’appartement niçois de la passeuse de fantômes, obligée de fermer un temps boutique. Elle a une autre locataire, spectrale et bien bourgeoise, qui n’est pas non plus enchantée de cette invitée dépenaillée qui semble avoir vécu dans une grotte ces vingt dernières années. C’est, de fait, le cas.
Leur enquête généalogique, à la recherche du passé de Carmine jamais évoqué, va les entraîner dans une visite quasi archéologique de Nice, à fouiller les cimetières avec l’association locale comme de pénétrer les Archives municipales, où officie désormais la mentoresse de Félicité, grandement aidée par le spectre de son compétent prédécesseur. (Des passages qui respirent l’expérience de terrain dudit service public, à déconseiller aux archivistes sensibles.)
Les deux sœurs remonteront le fil de leur histoire jusque dans une Espagne à demi onirique, théâtre d’un conflit ubuesque mais ô combien crédible. Elles y trouveront des réponses, pas celles qu’elles s’imaginaient, et peut-être la paix. Mais l’important est davantage le voyage que la destination, et c’est le temps des reproches, des pardons, des révélations et des retrouvailles, plusieurs décennies après leur brutale séparation - pardon, la fuite de Félicité.
C’est bouleversant, drôle, tragique, extrêmement bien écrit, fourmillant de mots précieux et de tournures chatoyantes. Chaque paragraphe est une invitation à la lecture à haute voix, un poing aux tripes, et demande presque un instant de repos, de réflexion. L’autrice semble systématiquement appuyer là on cela fait mal, pincer les cordes sensibles, on en vient à guetter avec espoir la fin d’un chapitre, comme si là seulement on avait le droit d’arrêter de lire le temps de souffler, de reprendre forces, contenance et cœur au ventre, tout en sachant qu’il se terminera certainement par une estocade.
On ne sera pas surpris que « Du thé pour les fantômes » ait remporté le Grand Prix de l’Imaginaire 2024. C’est un joyau noir, aux facettes asymétriques, qui captive autant qu’il déroute, qui nous torture (par compassion) autant qu’il nous émeut.
Empruntant à divers genres, terroir-fantastique-historique-dramatique, jouant avec les formes littéraires (vous ai-je dit qu’il y avait de la poésie en vers libres ?), multipliant les rebondissements, les focales narratives, les flashbacks et les révélations qui bouleversent nos certitudes à peine acquises, « Du thé pour les fantômes » sublime tout cela en une histoire de femmes et de famille brisées et recomposées, à la fois accessible et étourdissante, drôle et tragique, mais à chaque page formidablement émouvante.
Titre : Du thé pour les fantômes
Autrice : Chris Vuklisevic
Couverture : Cécilia Leroux
Éditeur : Denoël
Collection : Lunes d’encre
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 438
Format (en cm) : 20,5 x 14 x 3
Dépôt légal : avril 2023
ISBN : 9782207169933
Prix : 21 €