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Fourneaux de Crachemort (Les)
Raphael Bardas
Mnémos, roman (France), foodtruck fantasy, 355 pages, avril 2024, 21,50€

Parce qu’ils ont volé des objets qui s’avèrent enchantés, et qu’ils ont n’ont pas envie de la vie que la société leur destine, quatre jeunes gens, férus de théatre, fuient la ville de Brillanza, la milice aux trousses. Trouvant refuge auprès de la cuisine ambulante du vieux Guido, tirée par un mégalodonte nain, drôle de croisement entre un morse et un éléphant. Le vieux casse sa pipe, et nos jeunes gens reprennent l’affaire, car ils ont le sens du spectacle comme de la saucisse grillée. Et la milice, une sorcière et un lutin noir aux trousses.



Raphael Bardas, à qui on doit déjà les picaresques aventures des « Chevaliers du Tintamarre » et « Le Voyage des âmes cabossées », remet le couvert ici en inventant la « food truck fantasy ». Aux aventures errantes en roulotte qui évoquent « Ki et Vandien » de Megan Lindholm / Robin Hobb, il ajoute quelques mesures d’horreur gothique, avec la menace sourde d’une reine-sorcière qui reviendrait faire des siennes, un « alfe noir » de petite taille en costume de notaire et une créature ténébreuse au visage en fromage fondu, mais aussi une bonne louchée de bonne humeur et de boustifaille.

Nos quatre héros fuient donc. Catane, batarde du commandant de la milice, fuit son père et un mariage arrangé. Mwandishé, au soir du trépas de son vieux mari, fuit sur son conseil avant que sa belle-famille la raye du testament. Le bien en chair Marcello, qui a plus d’amour pour la cuisine que pour l’atelier paternel, endosse la mort violente de son géniteur pour sauver sa mère. Enfin, Fauve, le rouquin des bas-quartiers et demi-frère de Catane, ne laisse derrière lui que trop d’ennuis.
Et malgré l’épée de Damoclès du duo alfe noir / tête de fromage et de la milice, du décès imprévu de l’alcoolisé Guido, c’est une certaine joie de vivre qui s’empare d’eux lorsqu’ils allument le fourneau et que Marcello fait parler son talent pour remplir des boyaux.
Et donc, au fil des étapes, des rebondissements (dont je vais essayer de dire le moins possible), Bardas nous plonge dans un torrent d’émotions et de vie, avec tous ses bons et ses mauvais côtés. Lorsqu’ils sont en veine, Marcello rêve à tout ce qu’il va pouvoir faire avec les bons produits du terroir, et la fuite prend des atours d’odyssée gourmande. Si l’auteur ne détaille pas les recettes ( nul besoin, on est sur du food truck, de la pizza et de la grillade), l’énumération des ingrédients met l’eau à la bouche. Plus subtilement, on note aussi, à l’évocation de pays ne connaissant pas la tomate par exemple, que l’auteur nous trace une géographie des goûts et des cultures potagères, qui remplace avantageusement la carte du continent traversé (un « passage obligé » en fantasy dont on se passe finalement sans mal). Ici règne le cochon, là ce sont chèvres et moutons, et notre cuistot merveilleux et débonnaire s’en accommode et s’adapte.
De fait, s’il n’y avait pas des morts assez fréquents, « Les Fourneaux de Crachemort » serait déjà un bon roman picaresque, gorgé de soleil. Mais voilà, il y a un (gros) peu plus, une solide base de fantasy horrifique et une très belle et forte histoire d’amitié, et la cuisine roulante n’en a que l’assaisonnement qui rehausse le tout, la pincée de sel qui en exacerbe la saveur.
Mais voilà, donc, nos héros croquent la vie à pleines dents dès que possible, les plaisirs de la table et du lit ne sont jamais loin, plus on est de fous plus on rit, et il n’est pas forcément nécessaire ni de table ni de lit. C’est pour nos jeunes gens façon de conjurer le sort et la mort qui s’attache à leurs basques. Et pour Mwandishé, qui écrit un manuel d’érotomancie, c’est même du travail. Elle va d’ailleurs découvrir ainsi le pouvoir de sa plume magique.

La prose de l’auteur est à l’aune de cette ambiance. J’ignore s’il écrit avec la même technique que Mwandishé, mais on l’avait déjà lu dans les deux romans précédents, Raphaël Bardas aime la gouaille, le bon mot, et ne se refuse pas un calembour à l’occasion (pas de contrepet, comme on le dit au jeune Nucce dans les derniers chapitres - ce qui n’empêchera pas l’auteur de les glisser à la suite). Ses héros puisent dans la comedia dell’arte, grivoiseries et traits d’esprit lui permettent de laisser libre cours à une prose riche et soutenue. D’ailleurs, le roman ne fait que 350 pages, mais le récit est si dense, et écrit petit, sans trop de marges ni d’interligne, qu’il en vaut 500. C’est un piège, et une fois happé, vous ne pourrez plus lâcher le livre, à moins que le texte n’accorde une pause aux personnages.

On notre que l’auteur n’hésite pas non plus à jouer avec la temporalité, certains passages de moindre intérêt, de longs jours gris passés plus vite, ou au contraire des jours trop fastes qui présageaient un orage à venir. La fin de l’histoire est brutale comme chez David Gemmell : le roman se clôt sur cette prosaïque mais magnifique phrase : « Quand c’est fini, c’est fini ». Comme un tomber de rideau.
Mais avant, tant que la pièce n’est pas terminée, on prend le temps de vivre avec les personnages, pas juste de les observer aux moments clés : c’est ce quotidien, pas toujours fabuleux, qui est le cœur battant du roman. Ces moments interstitiels où on se relâche, et où certaines émotions s’évacuent, certaines paroles sortent, pour le meilleur ou le pire. A ce jeu, c’est Fauve et son masque enchanté de Fastidioso qui joue souvent l’étincelle explosive. Mais Catane a un caractère aussi entier, et il faut souvent la pondération de Mwandishé et le calme de Marcello, une fois même accusé de prendre trop de plaisir à cette escapade, pour tous se rabibocher. Et pourtant, on le verra, c’est aussi Fauve, le gars de la rue, qui prend le plus à cœur leur survie à tous. En fait, ils s’épaulent mutuellement, comme une vraie famille, celle qu’il ont choisi.

Dans les hauts, les bas, les moments de rigolade (« Que faire du corps du vieux Guido ? »s’interroge-t-on. « Mortadelle ? » propose avec à-propos Marcello pour l’apéro) et les pertes les plus douloureuses, nos tripes sont à l’unisson de ce quatuor tendrement ébouriffant. Bardas décrit l’amour comme la drame en termes ciselés, usant du « on » distanciateur quand il faut prendre quelque hauteur, mais chaque phrase sonne juste et clair. On a fréquemment l’envie de lire à voix haute, d’en faire profiter un public, de partager cette beauté.
Et on ne dirait pas non à un bout de saucisse, de pizza ou une coupe de vin faunesque pour accompagner.

Une pépite, un bijou, que dis-je ? une pièce montée. Et la confirmation sans contestation possible de l’immense talent de (ra)conteur de Raphaël Bardas.


Titre : Les Fourneaux de Crachemort
Auteur : Raphaël Bardas
Couverture : Emiliano Renzi / Atelier Octobre Rouge
Éditeur : Mnémos
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 355 (écrit petit)
Format (en cm) :
Dépôt légal : avril 2024
ISBN : 9782382671320
Prix : 21,50 €



Nicolas Soffray
23 mai 2024


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