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Miracle de Théophile (Le)
Jérémie Delsart
Le Cherche Midi, collection Cobra, fantastique, avril 2024, 22,50 €

Pour ceux – ils sont nombreux – qui y ont trop souffert de l’irréfragable médiocrité de la plupart de leurs maîtres et ont juré de n’y point retourner, l’école et ses sbires enseignants n’ont nul besoin du démon pour donner leur pleine et entière mesure. Entre enfer et purgatoire, entre usines à héboïdophrènes et foires aux névropathes, les salles de classe, salles des professeurs et plus globalement les locaux scolaires au sens large du terme sont devenus à la fois des lieux à éviter et des machines à moudre les mauvais souvenirs. Fort heureusement, la littérature apparaît comme un baume universel. Grâce à elle, il y a toujours moyen d’expurger son lot d’acidités de de rancœurs. Une ironie mesurée, distanciée, un humour froid, une jubilation dans la mise en scène des travers des uns et des autres peuvent au besoin faire office d’électuaire. Le Diable dans l’édifice pédagogique de la nation… On avait lu il y a quelques années, sur le sulfureux thème de l’école, le très drôle et très féroce « Mon âme au diable » de Jean-Pierre Gattégno. Nouvelle déclinaison diabolique, ce « Miracle de Théophile » fera tout autant sourire.



« Bienvenue dans la pire des cavernes, camarade, celle qui se prétend encore le monde des idées dont elle a pourtant fait le deuil ! »

Pour Théophile de Saint-Chasne, fils de diplomates et féru de littérature classique, la voie était toute tracée. Brillant aux concours, il aurait dû aller tout droit porter le flambeau de la langue française vers les postes des établissements d’enseignements étrangers qui lui convenaient. Mais une lubie le pousse à vouloir exercer un moment son métier d’enseignant en métropole, pis encore dans un établissement de la banlieue lyonnaise. Alors que certains veulent à tout prix gravir les barreaux de l’échelle sociale, le jeune enseignant-stagiaire prétend, pour commencer, faire étape sur ceux d’en-dessous. Sans doute y a-t-il dans ces mouvements opposés le même brin de prétention, de faiblesse. La même prise offerte au démon, qui signera sa perte.

« Enfin, j’veux dire par là, pour revenir à nos collègues, qu’ils ne ménagent pas leur peine, qu’en un sens ils sont très méritants puisqu’ils s’engagent, déraisonnablement arraisonnés, non pour le bien commun, non pour des produits de première nécessité, ni même pour des biens de consommation superfétatoires, mais qu’ils s’engagent aveuglément dans la destruction méthodique de l’amour du Bien, du Beau et du Vrai. »

Bienvenue dans l’Éducation Nationale, ici rebaptisée Éducation pour Tous et facétieusement acronymisée E.T. Car c’est bien un monde passablement hors sol que découvre le jeune et idéaliste Théophile de Saint-Chasne, un monde où beaucoup sont déjà désillusionnés et où les autres ont trouvé le juste écrin à leur médiocrité. Une médiocrité massivement représentée aux échelons les plus hauts : alors que de Saint-Chasne avait naïvement imaginé une transmission descendante du savoir, du professeur aux élèves, il découvre que rien ne saurait être facile et que parasites et grains de sable ont été soigneusement conçus pour mettre à mal une idée aussi simple : entre tuteurs, inspecteurs départementaux, inspecteurs principaux et autres nuisibles, la tâche sera plus rude que prévu. Peut-être même impossible. C’est d’ailleurs à travers ces êtres rancis que le Diable s’attaquera à Théophile, dont le nom et les idéaux lui sont une offense mortelle.

« Une chose cependant le hantait encore : au moment précis où, au centre du tirage, le professeur retournait le Diable, le tonnerre avait retenti tout proche, tel qu’un ténébreux accord. »

C’est à travers Patrice Désormais, inspecteur principal, et Armel Méliot, inspecteur rêvant de devenir inspecteur principal, que le Diable entame ses approches. Pour faire le constat que l’un et l’autre sont à tel point convertis à sa cause, à tel point diabolisés par leur nature et par leur institution qu’ils ne le reconnaissent même pas pour ce qu’il est. Pour ce qui est de Caroline Thomassin, enseignante aux enseignants et elle aussi inspectrice, elle apparaitra à tel point sulfureuse et frustrée que le lecteur songera longtemps que le Diable n’a nul besoin de l’entreprendre. Il le fera cependant, et avec le talent qu’on lui connaît.

« Hélas ! Je suis traqué par la tribu des pédagogues sur leurs propres terres : il n’est pas la moindre échappatoire, et je finirai cerné avant d’être jeté du haut d’une falaise didactique, puis dépecé selon les rites du découpage éducatif. »

Voilà donc Théophile désigné comme cible et livré à la vindicte de sa hiérarchie. Pris dans le piège de l’infernale machinerie qu’est l’Éducation pour Tous, qualifiée au passage de “broyeuse mécanique”, le voilà confronté à un problème insoluble : passer haut la main les épreuves du parcours pédagogique sans renier ses idéaux. C’est-à-dire sans vendre son âme à cette machinerie administrativo-pédagogique qu’est l’Éducation pour Tous. Sans renier son goût pour le Beau et pour le « poëme ». La chose paraît impossible, mais le Malin ne sera pas long à souffler la solution, au demeurant fort facile : lui vendre son âme à lui – dès lors, tous ses problèmes seront résolus.

« Une chose cependant le hantait encore : au moment précis où, au centre du tirage, le professeur retournait le Diable, le tonnerre avait retenti tout proche, tel qu’un ténébreux accord. »

Voilà notre Théophile de Saint-Chasne confronté à son tour à la tentation. Sa nostalgie de la Bolivie, où sont toujours en poste ses parents, sa rencontre avec une jeune collègue – qui pourrait bien, tout autant que ses démêlés avec les inspecteurs, précipiter très classiquement sa perte – la fréquentation d’enseignants désabusés mais pas encore entièrement damnés ne suffit pas à lui donner la force d’âme nécessaire. D’autant qu’assisté par ses démons Asmodée et Zagan, le Diable sait mettre pour lui les petits plats dans les grands. Pour Théophile, confronté à des obstacles infranchissables, la question est désormais de savoir combien de temps il va encore pouvoir résister.

On s’en doute : d’un bout à l’autre, ce « Miracle de Théophile » sent le vécu. Avec finesse, Jérémie Delsart évite les pièges de la caricature trop facile pour instiller dans son roman une ironie aussi doucereuse que les propositions du Malin. La cible, ou plutôt les cibles, prêtent il est vrai le flanc à la critique. On ne s’étonnera donc pas de trouver dans ce « Miracle de Théophile » un constat accablé – ou accablant – sur les modes pédagogiques qui avec une inlassable constance se succèdent depuis des générations, plongeant la part des enseignants encore motivés dans le dégoût et l’abattement. On s’amusera de l’éternelle valse des acronymes d’un grotesque accompli, que Jérémie Delsart moque tout particulièrement à travers la présentation aux enseignants du monde du social (acronymes au sujet desquels le lecteur remarquera que Théophile suit son enseignement à l’ESPE, qui a remplacé il y a quelques années les IUFM, mais qui depuis lors a été à son tour remplacé par les INSP). On abordera au passage le goût des anglo-saxonneries ridicules (le « brainstorming », terme au sujet duquel, hélas, personne se semble jamais avoir « brainstormé » préférant croire qu’il suffit de mettre une poignée de personnes autour d’une table pour générer comme par miracle un tsunami d’intellect) ou les lubies lexicales délirantes d’un ministère qui, depuis bien longtemps, ne sait plus quoi inventer : il n’y a désormais plus d’élèves mais des « apprenants » dont il faut reconnaître les « compétences transversales ». Dérives des mots, dérives des concepts, et ceci, bien entendu, sans jamais se soucier des paradoxes : ce sont désormais les enseignants qui doivent s’adapter aux jeunes qu’ils sont censés adapter à la société. On voit très bien poindre l’horreur, jamais formulée, toujours devinée : d’ici peu ce seront les enseignants, qui, devenus « apprenants », apprendront tout ce qu’ils devront savoir au contact des élèves. Le Diable n’est jamais très loin.

« Vous avez employé aussi, et à plusieurs reprises, l’imparfait du subjonctif, dont le déclin est tel (il accentua ce mot) que l’usage en a été proscrit par l’inspection générale des lettres. »

Pas plus de charité de la part de l’auteur que de la part du Diable pour les fonctionnaires de l’Éducation pour Tous qui, à l’instar de l’inspecteur principal Patrice Désormais, considèrent leurs privilèges comme un dû, pas de charité pour la méthodologie imposée par les inspecteurs subalternes, un absurde travail sur une grille prévisionnelle d’interprétation (“En somme, c’était un peu un exercice de dégénérescence à la Platon entrepris par le Dieu computateur de Leibniz : envisager tous les degrés possibles de corruption d’une interprétation idéale”), ou pour l’évolution d’une pédagogie “soustraite aux disciplines pour devenir elle-même la discipline d’une troupe d’intrigants avides de faire oublier leur misère dans la singerie des sciences qui leur allait donner tant de crédit auprès des technocrates.” Entre cimetière de la raison et machine à détruire les vocations, l’Éducation pour Tous, cet “abattoir de l’âme” où “ce qui se mettait en place pour instruire la jeunesse était presque toujours la plus fantasque des inepties”, apparaît avant tout comme une machine à rééduquer, avec l’enthousiasme inhumain des régimes totalitaires, les enseignants-stagiaires récalcitrants. Un environnement mortifère, une “industrie absurde, qui produisait en masse des malheurs sans cause, ressemblant à s’y méprendre à une démence triste.”

« Théophile sortit de la salle souillé, comme un ange malade ayant assisté à une messe noire, comme un aède venu chanter l’idéal dans une colonie d’ânes coprophages. »

Fort heureusement, si le constat est féroce et un brin désespéré, l’humour n’est jamais très loin. Ce « Miracle de Théophile » abonde en morceaux d’anthologie, comme cette description sans pitié d’une « coach en entreprise » intervenant auprès des enseignants stagiaires (tout le monde a vécu, et plutôt deux fois qu’une, cette incroyable charlatanerie stéréotypée à base de post-it, de paperboards et de photographies disposées au sol parasitant jusqu’aux moindres strates du monde du travail, que ce soit dans le domaine du privé ou dans les institutions publiques) que Jérémie Delsart assimile in fine à des séances de spiritisme, ou cette dégustation d’ortolans en compagnie du Diable dans l’appartement de Théophile de Saint-Chasne. On s’amuse énormément de l’ironie perpétuelle de l’auteur, qui ne se départit pourtant jamais d’une certaine humanité, voire même d’une bienveillance certaine pour la plupart de ses personnages. Une bienveillance qui le conduit – on le comprend, pour les besoins de la démonstration, et peut-être aussi parce qu’il ne tient pas à sa faire trop d’ennemis – à mettre au premier plan les enseignants-victimes (qui, force est de l’admettre, en tant que grands adeptes non pas du Diable mais de la sinistrose, font souvent preuve d’un don singulier pour se victimiser eux-mêmes) et à ne pas développer suffisamment le tableau de ces enseignants qui d’eux-mêmes, sans que nul ne les y oblige, multiplient les efforts pour dégoûter des générations entières d’élèves, les poussant à se détourner à jamais, si ce n’est globalement des études, du moins de l’Éducation Nationale… mais sans doute, pourrait-on argumenter, est-ce précisément pour le bien des élèves. Et rien n’est perdu : peut-être – car ce « Miracle de Théophile » se termine sur un énigmatique « Fin du premier tome », ces individus seront-ils plus précisément abordés dans un volume suivant que le lecteur ne peut qu’appeler de ses vœux. Une suite à la nécessité évidente, d’une part parce que l’on n’en a jamais fini avec le Diable, d’autre part parce que le Théophile des hagiographies est connu pour avoir eu des ressources toutes particulières : après avoir scellé un pacte avec le diable, il est parvenu à lui faire annuler ce contrat.

« L’esprit n’est-il pas le laboratoire du diable ? »

“Il faut se faire une raison : l’époque est aux ignares. À Verdi, on en forme à la pelle. C’est pour ça qu’on devient un collège de pointe”, écrivait Jean Gattégno dans « Mon âme au diable ». Chez Jérémie Delsart, les choses apparaissent pires encore, car il est avant tout question de former les enseignants, et, en ce domaine, le constat n’est pas plus reluisant. Mais il est aussi, à sa manière, tout aussi savoureux. Entre références explicites et allusions subtiles, entre parodie aux accents de tragédie (oui, l’Éducation pour Tous en est une) et peinture d’un désastre, l’amoureux des belles lettres se délectera de ce roman écrit à l’ancienne, avec moult subjonctifs, dans lequel il pourra faire une ample moisson lexicale. Pour ces raisons, « Le miracle de Théophile » ne sera jamais un best-seller. Vu le nombre de lecteurs qui ont détesté l’école, il devrait. Car le désir de n’y jamais retourner, pas même en rêve, n’empêche en rien de savourer ce roman. Mieux encore : on le referme avec l’envie de lire un suite d’ores et déjà annoncée.


Titre : Le Miracle de Théophile
Auteur : Jérémie Delsart
Couverture : Sammlung Rauch / Interfoto / La Collection
Éditeur : Le Cherche Midi
Collection : Cobra
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 395
Format (en cm) : 14 x 20
Dépôt légal : avril 2024
ISBN : 9782749179117
Prix : 22,50 €



Hilaire Alrune
5 juin 2024


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