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Dans la Maison au Coeur de la Forêt Profonde
Laird Hunt
Actes Sud, Lettres anglo-américaines, roman (USA), conte fantastique, 221 pages, mars 2022, 22€

Goody est partie en forêt chercher des baies pour son mari et son fils. Mais sa cueillette tourne à l’escapade dans les bois, où elle rencontre d’étranges personnages. Les pieds en sang, perdue, elle échoue chez Eliza, une femme libre et indépendante. Mais certains jeux qu’elle lui apprend ne sont pas innocents, et la nuit Goody voit d’étranges choses... Mais préfère-t-elle rentrer chez elle ?



On ne dit jamais assez l’impact d’une illustration en couverture : le magnifique travail graphique des sœurs Balbusso m’a presque jeté ce livre entre les mains. Je ne jetai qu’un œil à la 4e de couv’ (et c’est tant mieux, elle donne bien trop de clefs, plus encore que je n’en dévoile ici) et ouvris ce qui me semblait un court ouvrage qui serait vite lu. Je me trompais au plus haut point : rien ne serait aussi simple, facile et innocent que cela en a l’air.

Sous la forme d’un conte, Laird Hunt nous donne à lire la mésaventure de Goody. D’elle, narratrice, on ne sait ce qu’elle veut bien nous dire, et on devine les choses peu à peu. Le résumé nous plante le décor en Nouvelle-Angleterre puritaine, mais ce pourrait être n’importe où, entre Salem et les forêts des frères Grimm. Car tout cela sera à la frontière de l’onirisme, du fantasme et de la métaphore.

L’auteur joue à merveille de la narration en point de vue interne : nous douterons de tout ce que voit Goody, peinerons à appréhender ce qu’elle ne nous explique pas, et dépendrons des informations et des souvenirs qu’elle nous lâche au compte-goutte. Au fil des pages, le tableau prend forme : le foyer qu’elle fuit n’est peut-être pas si heureux, son homme est rude, taiseux, violent parfois, puritain sûrement mais bien peu charitable. Son jeune fils est-il bête ? ou juste décevant ? Goody nous en dit aussi beaucoup sur son enfance, entre un père faible mais aimant et une mère dure, brutale et violente. Elle-même se dessine en creux des actes de ces proches... jusque dans les derniers chapitres, où une poignée de révélations nous feront peut-être réviser notre jugement.

Et qui est Eliza, cette femme au fond des bois, dans une magnifique maison qui devient soudain inquiétante quand on se lève la nuit ou qu’on le regarde dans un miroir ? Elle est l’opposée de Goody : sans homme pour la dominer, la contraindre. Dans sa cave pleine d’herbes séchées, elle fait de l’encre et écrit ! Goody voudrait-elle être comme elle, libre et indépendante ? La jeune mère hésite, ses craintes l’emportent et la renvoient dans la forêt où elle croise Mamie Machin, clairement une vieille sorcière, et il faudra l’intervention de Capitaine Jane, la guide des esprits égarées, pour la sauver de ses griffes. Mais Jane ne porte-t-elle pas la peau de loup volée à la sorcière ?

On s’en doute, donc je ne divulgue rien de grave, ces femmes incarnent d’autres aspects de la féminité, d’autres chemins que pourrait prendre Goody. Et un peu plus encore... L’auteur mêle intimement féminisme, pouvoirs et magie des contes pour faire de ces personnages une matière philosophique qui trouvera toutes ses ramifications dans les derniers chapitres.

L’écriture, disons-le, est époustouflante : des phrases simples mais souvent longues, imposant un rythme au diapason du souffle de Goody. Le pont de vue interne, les fréquents va-et-vient dans la mémoire de la jeune femme, la restriction du texte à ce qu’elle voit, comprend, ressent, tout cela participe à une prose immersive jusqu’à l’étouffement. Les chapitres font une dizaine de pages, et au début je peinais presque à y entrer, en lisant rarement plus de deux de suite, en sortant à la fois insatisfait du peu d’éléments donnés et fatigué de la masse d’informations sous-jacentes, à tirer comme un fil de laine ; cela tient parfois à quelques mots, qui font basculer notre perception des choses, d’un personnage. Vous pouvez lire les premières pages sur le site de l’éditeur.

Je suis finalement sorti enchanté, là aussi au premier sens du terme, de cette histoire de sorcières, de femmes fortes et en colère. C’est beau, sombre, doux et cruel. La magie vient mettre un voile d’acceptabilité sur la réalité, la violence, les mensonges, et le résultat est fabuleux.

Une excellente découverte, aussi il est probable que je jette au œil attentif aux autres œuvres de l’auteur.


Titre : Dans la maison au cœur de la forêt profonde (in the house in the dark of the woods, 2018)
Auteur : Laird Hunt
Traduction de l’américain (USA) : Anne-Laure Tissut
Couverture : Anna et Elena Balbusso
Éditeur : Actes Sud
Collection : Lettres anglo-américaines
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 221
Format (en cm) : 21,5 x 11,5 x 2
Dépôt légal : mars 2022
ISBN : 9782330155414
Prix : 22 €



Nicolas Soffray
5 juillet 2024


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