Avec « Éloquence de la sardine », Bill François ouvrait au lecteur les portes d’un vaste cabinet de curiosités aquatiques. Avec ce « Plus grand menu du monde », il déplace son propos vers les terres émergées, et tout ce que l’on peut y trouver à déguster. Absolument tout.
Nous avions en effet appris dans « Le Monde vivant » de Bruno David et Guillaume Lecointre que certaines peuplades pouvaient se délecter de poux. Mais ce n’est pas tout. Avec bonheur, Bill François a choisi de faire traverser et supporter son ouvrage par trois figures légendaires chez les amateurs de gastronomie atypique : les époux et géologues William et Mary Buckland et leur fils Frank. Les deux premiers, dotés “d’un appétit à toute épreuve” faisaient goûter à leur collègues “aux lueurs d’un lustre en bois d’élan fossilisé et de chandeliers en vertèbres d’ichtyosaures” tout ce qu’ils pouvaient cuisiner, par exemple du civet de blaireau, du rôti de marsouin, des rats panés, du pâté de loir. Leur fils Frank, tout aussi haut en couleur, cuisinait pour ses camarades des brochettes de souris (entre autres) à l’internat, où il hébergeait secrètement une incroyable variété d’animaux (pas forcément pour les manger), y compris un ours. Le lecteur découvrira au fil des chapitres l’existence passionnante de celui qui sera un des premiers naturalistes à anticiper les extinctions de poissons et à vouloir réguler la pêche, parviendra à recréer en Angleterre les conditions nécessaires à la remontée des fleuves par les saumons (ce qui était rendu impossible par les industries et les moulins), protégera maintes espèces, ouvrira un Muséum de la pisciculture et fera bien d’autres choses encore.
Parmi les quêtes de Frank Buckland : trouver l’animal idéal qui permettra d’apporter de la nourriture à tous. S’il goûta tout, il établit aussi que bien des animaux n’étaient pas vraiment gastronomiques. Bill François n’oublie pas non plus les cinq saveurs de base – acide, amer, salé, sucré, umami – et nous rappelle avec un soupçon de géométrie, de physique et de chimie ce qu’est la chiralité, un phénomène en réalité très simple, celui qui fait que deux mains, ou deux gants, ne seront jamais strictement superposables. Il en est ainsi des molécules du goût, semblables à l’atome près, à ceci que l’un des atomes est disposé à droite ou à gauche. C’est ainsi qu’en fonction de sa chiralité la même molécule, le limonène, est capable de donner en fonction de sa forme le goût de citron ou celui d’orange (à ce sujet, on apprendra que les oranges repoussent les éléphants d’Asie et attirent les éléphants d’Afrique), la carvone le goût du cumin ou celui de la menthe, le linalol le goût de rose ou celui de lavande. Incidemment ce phénomène de chiralité dévie la lumière et a permis l’invention du saccharimètre, une machine à mesurer la teneur en sucre, par un certain Jean-Baptiste Soleil.
Comme nous l’avions vu avec Katia Astafieff, quand il est question de végétaux, que l’on pourrait croire solidement ancrés dans le sol, il est toujours question de voyages. Avec Bill François (mais aussi avec Frank Buckland et bien d’autres), nous effleurons aussi par ce biais d’autres horizons. Si chacun sait que les pommes de terre viennent du Nouveau Monde, on ignore souvent que les haricots ont été également ramenés du Mexique et du Pérou par les Conquistadors, tout comme les tomates, ou que les aubergines sont originaires d’Orient. Dans ce que nous mangeons au quotidien, et que nous croyons parfois être « bien de chez nous », pratiquement tout vient d’ailleurs. Qui sait que toutes les fraises de nos marchés descendent d’un unique fraisier né de l’hybridation d’un fraisier de Virginie et d’un fraisier du Chili autrefois transféré par Jussieu au jardin botanique de Brest ? Et que tous les caféiers du Nouveau-Monde descendent d’un unique arbrisseau (offert au Roi par les Hollandais qui avaient implanté à Java les caféiers éthiopiens), amené du Jardin des Plantes jusqu’en Martinique par un marin dieppois, le capitaine Gabriel de Clieu ?
Segmenté en seize chapitres, ce « Plus grand menu du monde » est donc un vaste cabinet de curiosités certes centrées autour de la gastronomie, mais allant grappiller ici et là dans tous les domaines de la science. Chaque lecteur, en fonction de ses connaissances préalables, devrait puiser dans ce volume éclectique de nouveaux éléments ; certains y apprendront, par exemple, ce qu’est la smoltification du saumon (non, il ne s’agit pas d’une technique culinaire), qu’à l’époque de Frank Buckland les coiffeurs londoniens hébergeaient des ours véritables (pour faire croire qu’il faisaient des lotions capillaires à base de graisse d’ours), qu’il existe une authentique secte des Adorateurs de l’Oignon, que l’étude des champignons révèle bien des choses stupéfiantes (le lecteur intéressé trouvera complément dans « Le Monde caché » de Merlin Sheldrake), que le peintre et poète Dante Gabriel Rossetti (les lecteurs de littératures de l’imaginaire le connaissent pour l’avoir rencontré ici et là, par exemple dans « Arcadia » de Fabrice Colin) s’enticha de wombats, lesquels produisent des excréments cubiques, ou que la seconde partie du dix-neuvième siècle vit déferler la folie des poules exotiques, dont les prix dépassaient alors ceux des pur-sang.
Au lecteur de découvrir le reste. Riche et léger, savoureux et digeste, ce « Plus grand menu du monde » apparaît comme un de ces cabinets de curiosités de sciences naturelles dans lequel on ira choisir son prochain menu. Mais avant de terminer, une dernière petite chose : le velours blanc des chocolats laissés trop longtemps au placard est composé par les acides gras remontés à la surface où ils ont cristallisé sous une forme pure. Ces chocolats sont donc parfaitement comestibles. Voilà qui est bon à savoir – et meilleur encore à déguster.
Titre : Le plus grand menu du monde
Auteur : Bill François
Couverture : Mickaël Cunha / Adobe Stook
Éditeur : Pocket (édition originale : Fayard, 2023)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 19409
Pages : 234
Format (en cm) : 11 x 17,5
Dépôt légal : avril 2024
ISBN : 9782266343039
Prix : 8,30 €
Bill François sur la Yozone :
« Éloquence de la sardine »