Après l’excellent coup éditorial de la réédition en feuilleton de sa série « Blackwater », Monsieur Toussaint Louverture poursuit son entreprise de remise sur le devant de la scène de Michael McDowell.
Un seul pavé de 500 pages ici, et pas 6x230, mais toujours l’excellent travail graphique de Pedro Ayorbide et de l’entreprise Print System de Bègles sur la couverture. Dedans, la même belle typo et une mise en pages sans défaut. Vous n’aurez jamais aussi bien investi votre argent.
C’est une histoire simple, classique, mais McDowell nous plonge dans les plus infimes détails, cisèle une mécanique de précision de son intrigue, développe les forces de ses personnages pour mieux les changer en faiblesses. Les destins s’entrecroisent, pour le pire, et chaque action d’éclat sera lourde de conséquences. Les 500 pages défilent, après un début chargé en personnages et en mise en place des décors, et l’alternance des points de vue fonctionne très bien pour montrer les deux côtés de la société, et ses nombreuses nuances. McDowell est un excellent raconteur d’histoire, sa prose dense est très immersive : on voit, on sent la misère, l’opium, la maladie...
Dans une ambiance mêlant Dickens à « House of Cards », on suit deux familles très différentes dans ce New York de fin XIXe. Les Stallworth sont des puissants très conservateurs : le patriarche est juge, son fils Edward pasteur, son genre Duncan avocat. Savoir la ville aux mains des Démocrates incompétents répugne le juge, aussi a-t-il décidé de propulser Duncan à la mairie. Et pour cela, ils vont se faire les hérauts de leur camp, en pointant les problèmes et en y apportant des solutions radicales. Ils s’attaquent donc au Triangle noir, un quartier très populaire, miséreux, où prolifèrent trafics et immoralité (jeu, prostitution, etc), en s’appuyant sur un journal très conservateur lui aussi. Leurs reportages poussent la police à intensifier son action, et mettent en péril certains équilibres, pots-de-vin, passe-droits, etc. mettant à mal tout un éco-système qui profitait à de nombreuses personnes des deux côtés de la loi, ce qui aura très vite de fortes répercussions.
Car bien sûr, ce que montre Michael McDowell dans ce roman, c’est le vrai visage du capitalisme : pour qu’il y ait des riches, il faut des pauvres, des miséreux, des exploités. Des gens qui n’ont que la débrouille, les trafics, et qui profitent bien entendu de tous les petits écarts de conduite des puissants qui viennent s’encanailler loin des regards de leur classe sociale, dans un grand « faites ce que je dis, pas ce que je fais ». Cela commence par Benjamin, le fils du pasteur, accro au jeu (et éternel pigeon) dont on veille à ce que cela ne se sache pas et ne salisse pas la réputation du clan. Mais c’est aussi Duncan qui a une maîtresse dans ce quartier-là. Et tout commence à se casser la figure lorsqu’elle est mêlée au meurtre d’un bourgeois. Car Maggie est aussi la belle-sœur de Lena Shanks, la cible du juge. Et Duncan, en bon avocat... lâche Maggie, lui préférant sa carrière.
L’auteur retranscrit très bien, dans les tirades du patriarche, la mentalité conservatrice qui juge rapidement coupables les malheureux, responsables de leur sort et de leur déchéance morale, et s’absout de toute responsabilité sociale et sociétale. On entend presque Don Salluste : « c’est normal, les pauvres c’est fait pour être très pauvres et les riches très riches ! » Il n’y a que la répression et la peur : le juge veut faire des exemples avec les Shanks, mettre les jumeaux en pensionnat et pousser le reste de la vermine à fuir la ville ou abandonner son mode de vie criminel, même si ça signifie crever de faim : mieux vaut pour eux mourir en bon chrétien que vivre en pêcheur.
Il n’y a qu’Helen, la fille du pasteur, pour laisser un peu d’espoir. Contrairement à sa tante Marian, la femme de Duncan, qui monte un comité de valeurs morales, elle veut agir efficacement. Surmontant ses craintes (elle reste une jeune femme des beaux quartiers), elle accompagne une veuve qui va directement venir en aide à des gens dans le besoin. Elle est la seule en phase avec ses valeurs chrétiennes dont tous les autres se prévalent. Et elle sera durement récompensée pour cela.
Du côté Shanks, on découvre le vrai visage de la misère et du crime fin XIXe : des vols, du recel, une certaine circularité de l’économie, un sens de la débrouille, une solidarité à géométrie variable dans le malheur. Le triangle Noir abrite un large panel de population, des familles populaires avec des revenus honnêtes et convenables à des malheureux privés de tout. Certains immeubles reproduisent ces strates du malheur à mesure qu’on gravit les étages. On voit surtout l’hypocrisie de la bourgeoisie qui s’adonne à ses vices en cachette, accrochée à sa sacro-sainte réputation.
Au-delà d’un formidable et magnifique tableau social, « les Aiguilles d’or » raconte donc cette opération d’influence du juge Stallworth et de son gendre, appuyés sur la presse et des reportages noircissant davantage la réalité, pas bien loin de ce que fait le groupe Bolloré aujourd’hui. Mais voilà, en face, cela ne se laisse pas faire. Maggie fait promettre à Lena de la venger et quand une descente pas tout à fait policière débouche sur un mort dans la famille Shanks, c’est le point de bascule pour la matriarche qui considérait déjà que le juge en avait personnellement après elle. La famille disparaît de la circulation, léchant ses plaies, et le juge se félicite de sa victoire. Las, viendra le retour de bâton : Lena va mobiliser sa fortune issue du recel et surtout tous les liens de fidélité de ses clientes pour punir les Stallworth, une vie pour une vie, brisant leur réputation, les faisant vivre dans la peur. Cela ne se fera pas sans violence physique, en écho à la violence morale (et physique aussi) dont ils ont fait preuve. Un plan à la mécanique bien huilée va permettre de les piéger, en jouant justement sur leur hypocrisie, leurs certitudes et leur bien-pensance.
Certes, on peut (et on doit) y voir une faillite de la loi, de la justice, au profit de la violence, des passions au service d’intérêts personnels, dans les deux camps. C’est un duel à mort entre les deux mondes, chacun avec ses armes et ses propres limites (ou son absence de limites). L’auteur ne masque pas le pouvoir de l’argent : Lena dépense sans compter pour venger sa fille et Maggie, avant de prendre une retraite dorée.
Le roman est-il amoral ? Bien au contraire, il montre dans toute sa splendeur ce que peut faire l’espèce humaine à ses semblables au nom de cette prétendue morale. On se délecte de voir la famille Stallworth s’effondrer, tous dans la main de l’inébranlable juge : Duncan déchu de son titre de genre idéal pour avoir eu une maîtresse mulâtre, Edward ébranlé dans ses convictions après la fuite d’Helen... Tandis que les Shanks font rarement preuve d’affection entre eux, semblables à une machine bien huilée, chez les Stallworth c’est tout le masque social qui se fissure jusqu’à se briser.
On rêverait d’une adaptation en série télévisée, puisque c’est exactement le modèle narratif qui fait leurs beaux jours.
Prochain titre de l’auteur dans la même maison : « Katie », qu’on nous annonce comme « un Sweeney Todd au féminin, scénarisé par Hitchcock et mis en scène par Tarantino. » Cela promet !
Titre : Les Aiguilles d’or (gilded needles, 1980)
Auteur : Michael McDowell
Traduction de l’anglais (USA) : Jean Szlamowicz
Couverture : Pedro Oyarbide
Éditeur : Monsieur Toussaint Louverture
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 516
Format (en cm) : 16,5 x 11 x 4
Dépôt légal : octobre 2023
ISBN : 9782381961361
Prix : 12,90 €