Les abîmes de la psychose
On connaît Brian Evenson, on sait qu’avec lui on ne sera ni dans la pleine et entière douceur de vivre, ni dans les lendemains qui chantent. On ne s’étonnera donc pas d’être rapidement confronté aux abîmes terrifiantes de la psychose, (“Né mort-né”) où, quand un quidam se met à voir chez lui le double ou le jumeau mort-né de son psychiatre, on ne peut que subodorer que cela ne lui portera pas vraiment bonheur. Psychose encore pour “Menno”, mais cette fois-ci sur le versant paranoïaque, avec son personnage à tel point persuadé qu’un tiers déplace des objets chez lui qu’il ne fait que fuir et déménager jusqu’à décompensation complète. Dans “Comptine pour la dissolution du monde”, qui donne son nom au volume, on reste dans le domaine de la folie, celle d’un homme séparé qui enlève sa propre fille : une très légère ambiguïté quant à un aspect fantastique permet encore d’augmenter le caractère trouble du récit. Psychopathologie également avec “Errance” et son personnage en proie à un phénomène inexplicable, une sensation d’être en permanence observé, sans véritable paranoïa, une folie douce et triste qui le conduit à tout perdre, à s’en aller, à se déplacer, encore et encore, en une errance triste, une fuite de lui-même qui le pousse à se retrouver en une fin ambiguë, entre fantastique et psychose. Avec “Une disparition”, Brian Evenson propose un récit qui, sous des allures de nouvelle policière, aborde, comme de grands drames classiques, les thèmes de l’irrémédiable et de l’inévitable, les horreurs qui ne devraient jamais advenir mais qui néanmoins surgissent parce que les amours et les amitiés sont fragilisées par des congruences imparfaites. Triste, tragique, puissante, cette nouvelle en apparence très simple parle de la condition humaine, des vies destinées à être brisées, des minuscules grains de sable conduisant au pire, des existences venant se fracasser sur des ressacs inattendus.
Folie et surnaturel dans les milieux du cinéma
Folie encore avec “Ambiance sonore” : quand une agente immobilière loue sous le manteau, pour quelques nuits de tournage cinématographique, une maison déjà préemptée, elle met sans le savoir en branle une mécanique fatale alimentée par un défaut en apparence bénin, et même souvent considéré comme une qualité, mais le perfectionnisme a ses revers, et, se transformant en horreur insidieuse, peut conduire au pire. Milieu du cinéma encore avec “Ligne du regard”, un récit lui aussi marqué par l’obsession du perfectionnisme et ses conséquences fatales, non plus par le biais de la démence mais par celui d’un argument fantastique : à trop se pencher sur les défauts invisibles et mineurs de leur film, un réalisateur et son assistant vont soulever un voile jeté sur le monde et se jeter dans la gueule du loup. Sur les thèmes du double, du remplacement, de la transformation, un récit qui donne le frisson. Cinéma toujours avec le très étrange “Écume de mouches” où un étudiant en cinéma est mis sur la piste du film perdu d’un réalisateur autrefois coté. Il s’en va donc à la rencontre du cinéaste vieillissant mais lorsque que celui-ci l’informe que d’autres ont suivi cette piste avant lui, au lieu d’avoir la présence d’esprit de lui demander ce qu’ils sont devenus, il se lance à son tour à la recherche de la bobine perdue – on devine que ce n’est pas vraiment une bonne idée. Ne serait-il pas depuis le début manipulé, rabattu comme un vulgaire gibier ? Ambiances troubles et malaise garanti. On reste dans l’optique et le visuel avec « Lunettes », où un objet en apparence banal acheté dans une petite bourgade à l’occasion d’une méprise ferroviaire, mais aussi lexicale, ne se contente pas de donner vue sur l’horreur, mais, hélas, permet à l’horreur de voir son mal(heureux) propriétaire.
Un fantastique horrifique et trouble
Belle allégorie fantastique du couple avec “Chemises et peaux”, où beaucoup se joue, s’éclaire, se trouble ou se cristallise autour d’expositions d’art moderne douteuses, qui sont peut-être trop psychanalytiques pour êtres des expositions véritables. Au lecteur d’interpréter ce qu’il en est réellement, tout comme il interprétera à sa guise “Le Monde chatoyant” qui voit un individu sans visage attirer à sa suite une jeune femme en proie à une dérive de bar en bar, et ce faisant la soustraire à un destin peu enviable. Entité inexplicable, hallucinations alcooliques, visions prémonitoires ou accès de démence laissant entendre qu’elle pourrait-être elle-même à l’origine d’un crime ? Une nouvelle ambiguë, entre le fantastico-policier et le surréaliste, à laquelle chacun pourra proposer sa propre explication. Récit ouvertement fantastique avec “Les Cardiaques” où un tour de magie tourne au cauchemar, tout comme avec “Écoulement” où l’on suit les tribulations d’un vagabond trouvant refuge dans une bâtisse abandonnée… mais l’est-elle vraiment, la poussière ne fait-elle pas excessivement défaut ? Une ambiance trouble, inquiétante, une atmosphère de cauchemar pour ce fantastique moderne, insidieux, qui, avec une belle économie de moyens, rappelle les meilleures nouvelles de Charles L. Grant. On ne compte plus les récits fantastiques se déroulant au cours de la nuit d’Halloween, à tel point que l’on peut trouver des anthologies entières consacrées à ce thème, comme « Halloween – Les citrouilles de l’horreur », nouvelles rassemblées par Stéphane Bourgoin aux éditions Les Belles Lettres. On pourrait donc croire qu’il est difficile d’innover et de faire frémir sur le sujet ; pourtant, avec “Sœurs” et ses entités à la fois humaines et étranges cherchant à imiter la fête à leur manière, Brian Evenson parvient à surprendre et à créer un indiscutable malaise.
Post-apocalypse et science-fiction horrifique
Un frère, une sœur. Tous deux vivent dans ce qui ressemble à un segment de sous-marin. De temps à autre la sœur sort d’un côté, ramène de la nourriture, des fragments de créatures indéfinissables. De l’autre côté, un autre hublot, une seconde écoutille qu’il ne faut pas ouvrir, mais qui fascine l’enfant. À l’aide de poupées, la sœur raconte au petit frère la disparition de leurs parents. Mais la sœur se transforme, son langage se trouble, est contaminé par des sons métalliques. Allégorie de l’enfermement, de l’altérité, d’une absence de futur, psychopathologie avec délire de Capgras, autre explication encore : avec “La seconde porte”, c’est au lecteur de décider, de trouver le sens d’un récit en eaux troubles, d’un malaise prolongé qui évolue inexorablement vers le drame. Malaise encore avec “La Tour” qui apparaît à son entame comme un récit post-apocalyptique mais va bien au-delà en brodant une variation extrêmement efficace et très noire sur les thèmes de la contamination et de la transformation. Une contamination qui se manifeste une fois encore, mais d’une manière différente, dans “Le Trou”, un récit de science-fiction terriblement simple et terriblement efficace. Époque contemporaine pour le surréaliste “Quelle que soit la direction” et son rapt extra-terrestre d’un genre inattendu, et dangers du futur pour l’indéfinissable hantise spatiale de “Tache”, et pour “Le Seigneur des cuves”, histoire d’invasion et de contamination (encore) qui mêle, à bord d’un vaisseau spatial dans l’espace lointain, références lovecraftiennes et technologies du futur. On reste dans le domaine de la science-fiction avec “Lien d’affinité” où l’on rencontre un étrange androïde inconscient de sa propre nature qui, en raison d’une incompréhensible fatalité, échoue à protéger celle qu’on lui dit être sa petite sœur. Ledit androïde se révélera souffrir, peut-être, d’un désordre subtil évoquant des troubles très humains. L’efficacité de ce récit atypique ne réside sans doute pas pour l’essentiel dans ce robot, mais dans une série de détails de mise en scène que l’on pourrait nommer la « Evenson touch », des éléments surréalistes que l’auteur ne cherche pas à expliquer conjugués à une occurrence poignante à laquelle Evenson ne donne pas plus d’explication, générant chez le lecteur un trouble et un malaise souvent retrouvés dans ce volume.
Vaste éventail, donc, pour cette bonne vingtaine de récits initialement publiés en revues entre 2015 et 2018 qui oscillent entre réalisme, récit noir, psychopathologie, fantastique et science-fiction. Naufrages dans les abîmes de l’âme humaine et confrontations à des entités inhumaines sont le lot des personnages de Brian Evenson et les promettent à des destins rarement enviables – et même souvent abominables. Que ce soit dans les interstices infimes du quotidien ou dans les immensités sans fin de l’espace, l’horreur est partout en embuscade. Elle attend son heure, guette à la croisée des chemins, se rapproche insidieusement, quand elle ne s’est pas déjà infiltrée, invisible et silencieuse, dans l’esprit ou dans le corps des protagonistes. Si Brian Evenson utilise des thèmes et des procédés classiques et maintes fois explorés – contamination, transformation, altérité, ambiguïté – sa touche particulière et ses approches originales lui permettent d’élaborer des variantes efficaces. Maître des noirceurs inattendues du monde, Brian Evenson, à l’aide d’une écriture simple mais percutante, construit un recueil cohérent d’où tout optimisme semble exclu. Une sorte d’anti feel-good à déconseiller aux lecteurs dépressifs et à recommander aux amateurs d’œuvres noires, grinçantes et glaçantes.
Titre : Comptine pour la dissolution du monde (Song for the Unraveling of the World , 2019)
Auteur : Brian Evenson
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Joanthan Baillehache
Couverture : Carter Baran
Éditeur : Rivages
Collection : Rivages imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 282
Format (en cm) : 14 x 21
Dépôt légal : mai 2024
ISBN : 9782743663377
Prix : 22 €
Les éditions Rivages sur la Yozone :
[« L’Occupation du ciel » de Gil Bartholeyns>31164]
« Une bonne tasse de thé » par George Orwell
« Hiérarchie, la société des anges » par Emanuele Coccia
« Qui après nous vivrez » par Hervé Le Corre
« L’Odyssée des étoiles » par Kim Bo-young
« L’île de Silicium » de Chen Qiufan
« Les Vagabonds » de Richard Lange
« Mon cœur est une tronçonneuse » de Stephen Graham Jones
« Un bon Indien est un Indien mort » de Stephen Graham Jones
« Petites choses » de Bruno Coquil
« L’Inventeur » de Miguel Bonnefoy
« La Messagère » de Thomas Wharton