« La Beauté du Palais est incommensurable, sa Bonté infinie. »
Le narrateur vit dans un palais de pierre aux salles immenses, un labyrinthe colossal qui paraît sans fin. Il n’y a dans ce labyrinthe hormis lui que l’Autre, qu’il rencontre régulièrement, mais d’autres semblent y avoir vécu avant lui : leurs squelettes en témoignent. Si le désarroi, l’obstination et les interrogations du narrateur, tout comme l’immensité et le caractère incompréhensible du Palais, ont quelque chose d’intemporel et d’éternel, l’époque se dessine comme en filigrane : il est question de la seconde décennie des années deux mille, même si le narrateur ignore à quoi ces chiffres correspondent, et des objets très contemporains (un revolver, un canot, des cahiers, des objets en plastique, une montre) signent l’appartenance du récit au temps présent.
« Depuis le commencement du Monde, il est certain qu’il a existé quinze personnes. Elles ont été peut-être plus nombreuses, mais je suis un scientifique et je dois m’appuyer sur des preuves. Sur les quinze personnes dont l’existence est vérifiable, seuls l’Autre et moi vivons aujourd’hui. »
Mais ce narrateur, qui est-il ? L’Autre l’a nommé Piranèse, mais ce dernier devine qu’il ne s’agit pas de son vrai nom. L’Autre ne semble pas résider dans le Palais, mais lui fournit de temps à autre quelques objets, comme un filet de pêche ou de nouveaux carnets. Tous deux ont ceci en commun qu’ils se consacrent à la quête d’un Savoir. On comprend peu à peu que Piranèse, même s’il n’a nulle notion du monde extérieur, n’a peut-être pas toujours vécu dans ces lieux, car il sait reconnaître les éléments apportés par l’Autre, qui n’en sont pas originaires.
« J’ai une excellente mémoire, je me rappelle toutes les salles que j’ai visitées. Il y en a sept mille six cent soixante-dix-huit. »
Dans ce « Piranèse », le Palais apparaît comme un personnage à part entière. Infini, il est même bien plus que cela. Confronté à de telles vastitudes, il est difficile de ne pas songer à d’autres topographies sans fin comme on en trouve dans « La Maison des feuilles » de Mark Z. Danielewski ou dans le « Rapport d’exploration concernant une station de l’espace non identifiée » de James Graham Ballard. Dans ce monde qui est un grand vertige topographique, un univers de salles de marbre à tel point titanesques que des oiseaux y nichent, que des orages y surviennent, que des marées y ont lieu, que des brumes y dérivent, que les saisons s’y font sentir et que des cascades d’eau douce ruissellent au long des murs, le narrateur arpente les galeries, escalade les statues, pêche dans les salles englouties poissons et crustacés. Il arpente, médite, explore, étudie, prend des notes, cherche à comprendre qui il est et ce qu’est ce monde.
« C’est ainsi que, avec douceur et naturel, le Palais implante des idées neuves dans l’Esprit des hommes. C’est ainsi que la Palais accroît ma compréhension. »
On l’aura compris : le Palais apparaît comme un édifice à la fois physique et métaphysique, une structure folle qui évoque à la fois des délires des littératures de l’imaginaire et les techniques mnémotechniques de ces palais et théâtres de la mémoire auxquels des auteurs comme Giulio Camillo et Frances Yates ont consacré de passionnants essais. Car la mémoire est bel et bien l’un des thèmes centraux de ce roman aux ambiances étranges, avec le labyrinthe mémoriel dont les journaux de Piranèse sont un reflet, des journaux d’archiviste dotés d’un système d’entrées et de renvois, mais aussi des carnets manquants et des pages manquantes.
Pour Piranèse, donc, les choses s’éclairciront peu à peu. Mais il y aura sur le chemin bien des mystères, dont un Prophète, et une mystérieuse personne nommée 16, alors que Piranèse était persuadé jusqu’alors qu’il n’existait que quinze personnes en ce monde, presque toutes défuntes ou mystérieusement évanouies. Un 16 contre lequel l’Autre le met en garde mais avec qui il il échange des messages à base d’objets disposés en lettres ou en énigmes. Nous n’en dirons pas plus sur les multiples étapes qui émailleront les aventures de Piranèse, un récit dont la fin ne suprendra peut être pas chaque lecteur mais là ne se situe pas l’enjeu : celui qui aura deviné l’essentiel l’aura sans doute fait de manière précoce – une compréhension ne permettant que de mieux apprécier encore les ambiances, les ambiguïtés, la construction et le cheminement de l’intrigue. Avec des images à la Marcel Brion, des descriptions sobres à la Millhauser, des topographies sans fin à la Danielewski, « Piranèse » est un très beau roman, et même un roman exceptionnel en ceci qu’il se positionne à l’opposé de l’imaginaire trop souvent conventionnel d’une fantasy à base de clichés, d’explicite et de schémas mille fois ressassés. Un roman, un Palais dont les étendues sans fin font écho à des abîmes plus secrets, et dont les salles, les vestibules, les escaliers et les statues pourront hanter durablement le lecteur.
Titre : Piranèse (Piranesi, 2020)
Auteur : Susanna Clarke
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Isabelle D. Philippe
Couverture : Studio LGF / Shutterstock
Éditeur : Le Livre de Poche (édition originale : Robert Laffont, 2021)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 37528
Pages : 311
Format (en cm) : 11 x 17,7
Dépôt légal : février 2024
ISBN : 9782253106951
Prix : 9,40 €