Un Noir est abattu par la police en pleine rue, ce qui n’a rien d’inhabituel aux États-Unis. Ce qui l’est plus est que sur l’enregistrement vidéo du policier, ce dernier n’ouvre pas le feu sur un homme courant nu, mais sur un loup qui une fois abattu devient homme. Enregistrement qui, diffusé de manière virale, se trouve bientôt, nul ne sait comment, amputé de cet élément. Puis une autre vidéo, manifestement authentique, montre des loups courant sur une autoroute et se transformant en humains. Ces évènements scindent bientôt le monde (du moins le monde vu par un Américain, c’est à dire un monde qui se limite aux États-Unis à une de ses îles, saint Thomas) entre ceux qui croient aux monstres et ceux qui n’y croient pas.
« Laina a l’impression que tout va trop vite, plus vite que la réalité qu’elle connaît. Elle pénètre dans un lieu si vaste qu’elle n’en sent pas les bords. (...). La question posée par la voix est lointaine, et Laina doit se forcer à s’en rapprocher, à se concentrer sur chaque mot pour comprendre de lieu devenu insensé. »
Pour Laina, une jeune libraire qui à cette occasion découvre la nature lycanthropique de son frère, le choc est rude. Au contact de Rebecca, une inconnue elle aussi libraire qui semble en savoir beaucoup sur le sujet, elle en apprendra bien plus encore. Avec ces protagonistes, Cadwell Turnbull ouvre une large galerie de personnages qui comprendra ainsi une politicienne de l’île vierge de saint Thomas, des universitaires comme Harold Shiner travaillant sur les théories du (des) complot(s), Hugh Everett, un théoricien en physique quantique, des monstres cachés et bien d’autres encore, parmi lesquels des individus marginaux ou à la dérive. À la manière d’un Stephen King, Cadwell Turnbull accumule à l’envi les histoires de famille, de couple, de désaccords, de rencontres, s’intéresse aux mille et un détails du quotidien, cherchant à donner à ses protagonistes une réalité qu’en dépit de ses efforts ils peinent à acquérir : que les personnages principaux soient LGBTQ comme le veut l’époque ne suffit hélas pas à leur donner d’épaisseur – on est donc loin, très loin des aspects existentialistes du « Dernier loup-garou » de Glen Duncan ou de la densité humaine des grandes figures de « L’Heure du loup » de Robert McCammon. Dans ce registre, ce qui semble être le propos essentiel se trouve manifestement en position centrale, tout juste à mi-volume : “Certains d’entre vous sont racisés, certains, comme moi, font partie de la communauté queer et trans. Et c’est le cas de beaucoup des monstres les plus vulnérables. D’où l’importance de redéfinir la solidarité pour les y inclure”, explique un des personnages. Au lecteur d’espérer que la philosophie de l’ensemble ira au-delà de ce qui apparaît comme la simple utilisation des thèmes des littératures de l’imaginaire au service des leitmotive sociétaux du moment. Ce « Ni Dieux ni Monstres » recèle en effet une mince ébauche de réflexion sur la monstruosité et la différence, mais qui semble toujours relever bien plus du domaine de la foi que de l’intelligence : les personnages croient ou ne croient pas aux monstres, et ils croient ou ne croient pas à la nécessité de leur intégration. Les arguments, les raisonnements, les subtilités n’entrent pas en ligne de compte.
« Comment décrire la transformation ? Rebecca a essayé bien des fois de se la raconter. C’est comme un élastique serré autour d’un objet solide, sauf qu’on est à la fois l’élastique et l’objet, qui n’est pas d’une seule pièce : un mélange d’os, de sang et de tissus qui se réorganisent sans prêter attention aux lois de la physique, qui se brisent, se déchirent, se transforment en soupe, comme un cocon de chair, une chrysalide suintante dans une carapace de nerfs, de poils, d’yeux et de dents – trop vite pour qu’on suive, au point qu’il ne reste que la douleur, le feu qui brûle partout en même temps et tu ne peux pas hurler, parce que tes cordes vocales sont de la soupe et que tu es au bord de toi-même, un pur esprit dans le temps qui s’étire et s’effondre comme une hallucination. »
Si la part fictionnelle reste donc congrue dans la première partie du roman, elle devient plus visible dans la seconde partie, les loups garous entr’aperçus apparaissant désormais comme la partie émergée d’un iceberg de la taille d’un continent. Difficile d’y croire, mais, comme le philosophe Laina après en avoir beaucoup découvert, “après tout, la réalité est un contrat.” Des monstres, on en aura donc de tout type, pas seulement des loups garous mais bien d’autres animaux-garous – y compris un enfant dragon garou qui ne contribue guère à rendre l’ensemble homogène ou crédible – une soucougnan, la petite sœur vampire d’une des personnages, un ou plusieurs mystérieux Zsouvox, des sorcières, des magiciens, des clairvoyants, des sociétés secrètes, des voix qui chuchotent à l’oreille des personnages, des disparus, des policiers aux yeux vides et des porte-flingues mentalement conditionnés. On pourra apprécier quelques chapitres avec ce mélange de personnages à la dérive et de magie que l’on rencontre dans les textes de Tim Powers, on trouvera ici et là des scènes plus horrifiques, mais le mélange apparaît à la longue éclectique et désordonné, d’autant que viennent s’y ajouter des histoires de multivers et de monde quantique, avec des terres parallèles numérotées en têtes de chapitres.
« Dans la pièce, quelqu’un ou quelque chose est assis en tailleur, devant un château de cartes qui se construit tout seul et monte jusqu’au plafond. La créature n’a pas bougé, sauf quelques tentacules noirs qui se balancent en rythme là où devrait se trouver sa tête. »
Ce « Ni Dieux ni Monstres » n’a au final pas vraiment de structure romanesque, mais apparaît comme une série d’épisodes qui peu à peu se révèlent liés. Pas d’équilibre narratif, donc, pour un volume qui a des allures de simple exercice d’exposition, ce qu’il est très vraisemblablement : la série Convergence – dont le second volume, « We are the Crisis », publié en langue originale en novembre 2023, sortira chez l’Atalante cet automne – est d’ores et déjà une trilogie. On reste donc assez circonspect sur cette première partie que l’on peut difficilement considérer comme un roman en tant que tel et qui sous cette forme isolée peine à convaincre. Il ne sera possible de se faire une vraie opinion qu’au regard de l’ensemble. Les éditions L’Atalante ont en tout cas choisi d’en faire un beau volume : couverture à rabats et à toucher de velours, contours dorés des motifs, dessins sous rabats, têtes de chapitres intérieures en noir avec titrage blanc et schémas au trait lui donnent une individualité qui fait défaut à plus d’un ouvrage de genre.
Titre : Ni Dieux ni monstres (No Gods, No Monsters, 2021)
Série : Convergence (Convergence ), tome I
Auteur : Cadwell Turnbull
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Marie Surgers
Couverture : Cathryn Galloway English
Éditeur : L’Atalante
Collection : La Dentelle du cygne
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 345
Format (en cm) : 14 x 20
Dépôt légal : avril 2024
ISBN : 9791036001819
Prix : 24,50 €