D’Olga Tokarczuk, prix Nobel de Littérature 2018, j’avais déjà lu ces « Histoires bizarroïdes », recueil traduit en 2020 par Noir sur Blanc. Les nouvelles nous plongeaient dans un fantastique poisseux d’atmosphère, qui vous convainc sans mal qu’il ne faut pas sortir des sentier battus dans les campagnes d’Europe de l’Est aux XIXe ou XXe siècle, tout en brossant des personnages en nuances de gris foncé, avec des narrateurs plus innocents dont on espère qu’ils survivront à la dernière ligne.
Même ambiance sympathique dans ce « Banquet des Empouses ». Une station thermale en montagne, un creuset coupé du monde peuplé de souffreteux de toutes les nations, le tout regardé par une petite lorgnette d’un jeune homme introverti. La 4e de couverture nous informe que l’autrice reprend le canevas de « La Montagne Magique » de Thomas Mann. Mais au lieu de grands esprits philosophant, la Pension pour messieurs de Wilhelm Optiz est peuplée de vieux misogynes, prompt à rabaisser les femmes sur le plan intellectuel, physique, spirituel... entre deux gorgées de la liqueur locale et un cigare (c’est tellement bon pour les bronches). Leurs propos rétrogrades et méprisants font d’autant plus saigner les yeux que l’autrice précise en postface que tous leurs propos paraphrasent des textes de grands auteurs, de l’Antiquité au XXe siècle ! Que de chemin parcouru.
Si le lecteur suit le plus timoré et sensible Mieczyslaw, adelphe quasi exempt de passions et de pulsions (même si une curiste anonyme au magnifique chapeau le fascine), la narration prend parfois un peu de recul, avec un « nous » englobant ces fameuses empouses, esprits féminins hantant les lieux, voyant tout, sachant tout, mais ne nous révélant pas grand-chose à l’avance : elles nous permettent seulement de voir plus large, de nous détacher des pas de Mieczyslaw. Et nous laisser présager d’une puissance fantastique à l’œuvre, mais si celle-ci sera très diffuse jusqu’à l’accélération des dernières chapitres. Car on est vraiment dans du roman d’atmosphère : rien ne se passe vraiment, on suit les curistes semaines après semaines, et hormis quelques petits désagréments, rien ne vient vraiment rompre la monotonie de la cure, des randonnées en montagne. Mais cette routine permet aux langues de se délier, aux relations et aux connivences de se nouer, et de s’immerger jusqu’au cou dans l’ambiance de la vallée, avec d’un côté les mythes sauvages entourant la communauté de charbonniers, comme leurs poupées de bois et de mousses, de l’autre l’histoire moderne de l’érection du sanatorium pour lutter contre le « bacille de Koch ». Deux maux sournois, invisibles à l’œil, mortels pour leurs visiteurs. Via M.Frommer, qui s’avoue policier infiltré, de loin en loin on revient à ce mystère du mort de chaque automne, qui laisse présager un finale violent.
Mais c’est bien sûr le jeune et sensible Mieczyslaw qui nous préoccupe. Seul être attachant, qui nous délivre ses souvenirs et ses traumatismes d’enfance par bribes : un père exigeant, une mère morte des suites de l’accouchement, une nounou aimante et pourtant renvoyée, un oncle militaire : deux figures masculines qui déplorent sa faiblesse physique, son incapacité à « devenir un homme ». On découvrira d’autres blessures de Mieczyslaw, le pourquoi de son extrême pudeur au sana, de sa fascination pour la chambre désormais vide de Mme Optiz, de l’intérêt des empouses pour sa personne. Son amitié sincère avec Thilo émeut, et la mort de ce dernier, de la phtisie ou d’une MST (il était le mignon d’un grand artiste), marque une étape importante dans l’évolution mentale du jeune ingénieur.
Qui voudrait nous tuer et pourquoi ? Qu’avons-nous fait de mal ?
Il nous a suffi de naître, répond Thilo.
C’est le sous-titre « roman d’épouvante naturopathique » qui m’a convaincu de me replonger dans la prose érudite, dense et riche mais profondément sombre et poisseuse d’Olga Tokarczuk. S’appuyant sur un immense travail documentaire sur le traitement des infections pulmonaires, les mentalités du début XXe et la vie dans ces recoins reculés des montagnes, ce choc civilisationnel entre curistes urbains et esprits plus ruraux, l’autrice signe un roman qui prend aux tripes à nombreux points de vue. Le tableau de la misogynie ordinaire, de l’entre-soi masculin où l’on déconsidère les femmes, juste bonnes à l’enfantement, aux corvées ou à satisfaire leurs divers appétits, est déjà ponctuellement écorné par leurs actes et se retourne contre ces mâles imbus d’eux-mêmes par le biais de cette magie locale, cette revanche qui nous éclate au visage dans les derniers chapitres. L’autrice y oppose l’impossible droit à la différence, à la divergence dans une société gouvernée par les apparences, que ce soit l’homosexualité de Thilo ou le cas plus particulier de Mieczyslaw.
Une lecture dense, exigeante, fourmillant de détails, d’anecdotes, d’allers-retours, une atmosphère pesante qui ne nous extrait jamais de la noirceur initiale, reflet de l’esprit de son personnage central et son rapport à un monde dans lequel il ne trouve pas sa place. Mais ce monde corrompu en vaut-il la peine, mérite-t-il un être aussi pur ?
Titre : Le Banquet des Empouses (empuzjon, 2022)
Sous-titre : roman d’épouvante naturopathique
Autrice : Olga Tokarczuk
Traduction du polonais (Pologne) : Maryla Laurent
Couverture : Joanna Concejo
Éditeur : Les éditions Noir sur Blanc
Collection : Littérature étrangère
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 295
Format (en cm) : 23 x 15 x 2,5
Dépôt légal : février 2024
ISBN : 9782882508669
Prix : 23 €