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Futur Intérieur
Christopher Priest
Gallimard, FolioSF, roman traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), science-fiction, 336 pages, octobre 2005, 9,40€

A la fin du XXe siècle, une expérience scientifique projette des scientifiques dans une vision de l’avenir de l’Angleterre. Julia Stretton, jeune géologue, est chargée d’y retrouver un collègue plongé dans l’expérience depuis 2 ans. Pour elle, c’est aussi l’occasion d’échapper à Paul Mason, son ex toxique. Et le Dorchester rêvé de 2100, station balnéaire prisée, est un monde agréable.
Les choses s’enveniment quand le comité directeur, avide de résultats, nomme Paul Mason à la tête du projet et qu’il intègre la projection, au risque de la déséquilibrer.



Christopher Priest nous a récemment quittés, en février 2024. C’est toujours lorsqu’un auteur s’en va qu’on réalise qu’on ne l’a pas assez lu. J’ai donc ressorti de ma bibliothèque ce vieux J’ai Lu de 1979 à la couverture criarde (signée Philippe Caza) pour découvrir une anticipation qui renvoie l’« Inception » de Nolan à une historiette toute simple.

Priest nous présente une expérience de prospective scientifique : des savants de divers domaines imaginent ensemble l’avenir et grâce au « projecteur de Ridpath », ils plongent en une transe commune. Des décennies avant SecondLife et autres mondes virtuels, l’auteur nous présente un décor prospectif qui évolue en fonction des membres qui y sont connectés, une sorte de réseau décentralisé nécessitant des codes communs pour rester cohérent. Il choisit une approche de scientifiques, pour mieux la faire voler en éclats avec l’arrivée de Paul Mason, archétype du bureaucrate carriériste qui transformera cette vision en dystopie utilitaire.

Cette nécessité de partage d’un rêve commun, mis en péril par un esprit dissident, dominateur, est aussi une belle métaphore de la démocratie. S’y ajoute l’élément fantastique que dans ce monde onirique, les modifications ne sont pas perceptibles par les protagonistes, la nouvelle « réalité » écrasant la précédente.

Là où Priest est encore plus fort, c’est sur la réflexion des protagonistes qui se projettent dans ce futur. Sont-ils dans un rêve ? Les gens qu’ils incarnent ont-ils une réalité lorsqu’ils sortent de la projection ? Le lecteur, en découvrant leur quotidien, leurs interrogations sur leurs souvenirs, leurs motivations, oscille lui aussi dans un flou philosophique délicieusement inconfortable, proche des réflexions de Philip K. Dick sur ce qui fonde la réalité et l’identité. Le vertige qui prend Julia à la toute fin est balayé par la réaction de Paul de vivre le moment présent.

Mais « Futur Intérieur », c’est surtout l’histoire de Julia, une jeune femme fragilisée sur le plan personnel par cette relation toxique dont elle a réussi à se sauver. L’expérience du Wessex est aussi pour elle un moyen de fuir hors de portée de Paul Mason. Coup double, puisque retrouver David Harkman, son collègue plongé en stase depuis 2 ans, lui offrira une relation plus égalitaire et équilibrée. Même si on voit finalement s’affronter les deux hommes, c’est sur Julia que repose toute la charge émotionnelle de ces deux relations, l’une dont elle aimerait tourner la page et qui la poursuit, l’autre en partie virtuelle, cantonnée dans le rêve. Le message féministe est fort, avec un personnage indépendant, cultivé, libre, mais qui hélas se retrouve pieds et poings liés face à son bourreau psychologique. Certaines scènes sont assez dures (une tentative de viol), d’autant que Paul a une telle emprise sur lui qu’elle est incapable de parler, de le dénoncer, ce qui explique qu’elle se sentira responsable des dégâts qu’il provoquera.

On pourrait en entrant dans le détail longuement parler de cette projection de l’avenir, où le bloc soviétique s’oppose aux USA convertis à l’islam dans une OPEP élargie. Priest évoque l’épuisement des ressources en eau et en pétrole dès le début du XXIe, et même si cela reste en toile de fond, juste assez présent pour brouiller nos repères et nous interroger, c’est suffisant pour tisser un vrai « avenir » scientifiquement et socialement plausible qui justifie tous les changements sociétaux.

Bref, de l’excellente SF comme on n’en fait plus beaucoup : plutôt qu’une approche frontale du problème ou une exposition des règles de cet univers, Priest nous raconte tout autre chose, concentrant notre attention sur les affres intérieures de son héroïne tandis que par petites touches nous voyons se peindre le décor qui l’entoure. Jusqu’à ce que la complexité du tableau nous explose au visage.
Ce n’est pas un roman parfait, ou plutôt si : rien ne nous est donné tout cuit, et on partira sans avoir toutes les clés ou les réponses, pour la simple raison que certaines n’existent pas. On peut trouver cela frustrant de nos jours, mais c’est extrêmement stimulant pour l’intellect.
Merci, Mr Priest, et au prochain, aussi en retard.


Titre : Futur intérieur (future perfect / a dream of Wessex, 1977)
Auteur : Christopher Priest
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Bernard Eisenschitz
Couverture : NA
Éditeur : Gallimard (édition originale : Calmann-Lévy, 1977 ; J’ai Lu, 1979)
Collection : FolioSF
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 226
Pages : 336
Format (en cm) : 18 x 11 x 2
Dépôt légal : octobre 2005
ISBN : 9782070308477
Prix : 9,40 €



Nicolas Soffray
1er juillet 2024


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