Trouver des temps plus sereins, une époque au rythme moins frénétique, goûter la douceur des décennies passées : et s’il était possible de prendre un billet pour un train vous emmenant quelques générations en arrière ? Avec “Le Troisième sous-sol”, en cinq pages, tout y est : la recherche du passé, la fable qui partout affleure à la surface, l’impossible réalisé – sans compter l’astuce de la dernière phrase qui n’est pas vraiment une chute, mais vient parachever le récit avec humour. Mais si vous avez l’opportunité de rejoindre le passé, il vous faudra saisir l’occasion au vol : c’est ce que comprendra, avec un infinitésimal temps de retard, le héros malchanceux de la nouvelle intitulée “Les Disparus”. On pourrait croire un instant que “Seconde chance” est la suite du récit précédent ; il n’en est rien, et c’est par le biais de la restauration d’une automobile du début du siècle, la Jordan Playboy de 1916, que Jack Finney compose un très joli – et même romantique – chassé-croisé temporel. Comment ne pas penser, sur un thème analogue, avec la même magie liée aux « oldies », au très beau « Fantôme d’une Ford Model T » qu’écrira Clifford D. Simak en 1975, près de vingt ans plus tard ? Une pointe de romantisme encore avec le très élégiaque “La lettre d’amour” où lettres et sentiments – mais hélas pas les individus – peuvent, par le biais d’un tiroir mystérieux, traverser le temps. Moins poignant, plus optimiste, plus ludique, “Le Numismate » utilise un autre type de connecteur temporel pour voyager entre deux flux du temps différents, entre deux mondes parallèles : des allers-retours traités par l’auteur sur le mode ironique, y compris envers lui-même, car on y retrouve un recueil de nouvelles intitulé « Le Troisième sous-sol » (cf. plus haut) dont le narrateur précise qu’il est “d’un inconnu et plutôt pas mal”.
Si nous pouvons avoir la nostalgie du passé et l’envie d’y retourner, comment ne pas imaginer que ceux qui viendront après nous auront le même désir ? Peut-être même auront-ils les moyens d’y parvenir, de retourner dans leur passé qui n’est autre que notre présent à nous : c’est ce que l’on devinera dans “Des voisins originaux”. Mais il peut aussi arriver que ce soit le passé lui-même qui fasse de la résistance : dans « Un printemps à Galesburg”, si vous n’allez pas vers le passé, alors le passé viendra à vous. Ralentir la course du temps, la course au désastre, à la déshumanisation, à l’artificiel, conserver la douceur de vivre, peut-être est-ce là la réelle anticipation, cette belle force que la science-fiction porte en elle. Jack Finney nous fait comprendre que tirer sans grand espoir la sonnette d’alarme du futur ne nous empêche pas, dans notre présent, de goûter ce que le passé nous a légué de meilleur. Avec “Où sont les Cluett”, il nous enseigne aussi que l’on peut se laisser emporter par le passé « à son insu de son plein gré » : quand un couple fortuné trouve dans des archives le plan de la maison de ses rêves mais qu’il s’agit du plan d’une ancienne maison qui a réellement existé, ailleurs, avant, le passé et les défunts pourraient bien voir dans sa reconstruction l’opportunité d’un retour. Rien d’inquiétant, pourtant, pour ce récit lumineux d’un couple recherchant la douceur de vivre, le retrait paisible sur les marges du monde, un sanctuaire à l’abri de la frénésie contemporaine. Il y a, à partir de ce plan retrouvé, une hantise, une contamination qui à travers la prose et l’esprit de Finney apparaissent très exactement à l’opposé de l’horreur ou de la terreur que cherchent habituellement à susciter de telles thématiques ; le retour du passé n’a rien de négatif, c’est un retour de la douceur, et se laisser envahir par des personnalités ou des fragments de mémoire d’autrefois c’est se laisser aller à une sérénité et à un art de vivre oubliés.
« L’homme a déréglé la grande horloge. Je crains qu’il ne la brise pour de bon. Quand cela arrivera, je vous laisse imaginer quelles heures de folie il nous restera à vivre ; les innombrables moments qui forment nos vies, arrachés tels des débris, seront emportés dans le chaos furieux du temps. »
Ceux qui regrettent la douceur du passé se méfient aussi des mirages du futur. C’était déjà le cas en 1864, où les personnages d’“Arrête de faire l’avion avec tes mains !”, projetés quatre-vingt-cinq ans plus tard, comprenaient que le progrès machinique servirait au massacre et à la guerre. Mais il est permis de se méfier aussi du présent, lorsque les flux temporels divaguent et que des morceaux du passé refont surface, comme dans “J’ai peur”, où, en examinant avec attention les faits divers, on devine les véritables schémas dissimulés sous des apparences inexplicables. Méandres du temps encore avec “Il est une marée”, où, à travers la rencontre du fantôme d’un suicidé potentiel puis de son avatar encore bien vivant, il devient contre toute attente possible de réécrire l’histoire : un beau récit philosophique et existentiel sur les chemins que l’on prend et ceux dont on se détourne, les destins qui bifurquent, le festival invisible des possibles. Autre histoire de fantôme avec « Hé ! Regardez-moi !” : on n’y change pas le cours du temps, mais on y répare, au moins symboliquement, ce que la mort a contribué à briser et n’a pas laissé le temps d’accomplir. On revient à des tonalités plus légères avec “Les Dessous de l’information” mettant en scène le jeune et espiègle Johnny Deutsch, rédacteur en chef de l’hebdomadaire d’une petite bourgade et acteur malgré lui d’une hilarante et charmante histoire de prédiction du futur, puis avec “La Photo”, nouvelle policière et pleine d’humour : quand un policier comprend non seulement que des fugitifs se réfugient non pas dans des lieux éloignés mais dans les replis du temps, mais aussi qui est le scientifique qui leur en permet l’accès, il ne se doute pas des autres découvertes qui l’attendent. Pointe de voyage temporel et pointe de romantisme encore avec “Temps d’arrêt”, écrit en 1965 et préfigurant « Le Retour de Marion Marsh » (1973), qui se déroule lui aussi dans les milieux du cinéma.
« La façon dont le soleil illumine un pan de plafond dans une pièce précise vous rappellera ainsi les sentiments que vous éprouviez, enfant, lorsque vous vous habilliez pour l’école. »
Quelques récits ne sont pas directement consacrés aux dérives temporelles. Parmi ceux-ci, “La boîte à mots du cousin Len” nous confronte toutefois au goût du passé, qui pousse le cousin du narrateur à acquérir dans une brocante un objet atypique aux allures de salière, dont il découvrira par hasard le pouvoir magique, presque miraculeux : il aspire les adjectifs inutiles, allège les phrases, et fait d’un texte exécrable une œuvre dense, concise, estimable. Mais il a également des propriétés corollaires, à la fois poétiques et saugrenues, que le lecteur découvrira par lui-même. Même humour mais autres artefacts fabuleux dénichés par le narrateur de “La Magie au déjeuner” : les classiques lunettes à voir les passantes déshabillées ne sont qu’un avant-goût de ce que propose une boutique de la sixième avenue en matière de séduction. Deux nouvelles brève, plaisantes, et qui atteignent leur but. Changement de registre avec “Le Dompteur du tigre” où l’on découvre l’art inné de la duperie, le mensonge vu sous aspect à la fois créatif et plein d’esprit. Tonalité moins légère avec “Contenu des poches du mort”, récit noir et vertigineux qui, sans aucun doute, inspirera quelques décennies plus tard Stephen King pour écrire « La Corniche », nouvelle mémorable que l’on trouvera dans le recueil « Danse macabre ». Si “Sept jours à vivre”, qui se passe dans le couloir de la mort, frôle aussi le récit noir, on peut néanmoins lui trouver quelques liens avec les récits temporels et surtout les éventails enchevêtrés des possibles : c’est en tout cas, une fois encore, la grande classe pour un récit qui, jusqu’à la fin, n’est pas du tout ce dont il a l’air. Pas de voyage ouvertement temporel non plus dans “Dans un nuage”, histoire magique d’une rencontre, ni dans “Une vieille chanson”, mais une ambiance d’émerveillement à la Ray Bradbury pour un magnifique vol en ballon, et une complicité rappelée entre deux voisins censés ne pas se connaître à travers le titre subtilement glissé d’une chanson liée à un moment devenu pour eux unique.
La bonne, l’excellente, la divine surprise de ce volume, c’est que les textes inédits n’ont rien à envier à ceux que l’on avait déjà pu lire dans le recueil de chez Clancier-Guénaud ou dans quelques anthologies. Sans jeux de mots eu égard à la principale thématique, on pourrait dire que les récits de Finney sont intemporels, et, par là même, indémodables. Il y a chez Jack Finney (1911-1995) ce petit plus que l’on trouve chez ses contemporains Clifford D. Simak (1904-1988) et Ray Bradbury (1920 – 2012) : quelque chose de difficile à définir et qui repose à la fois sur une humanité profonde, sur l’aptitude à faire passer les perceptions et les sentiments devant la technique, sur une capacité à décliner les thématiques du genre en mille variantes et à faire passer toutes les idées sans jamais rien rater. C’est brillant, c’est enchanteur. On serait tenté de dire qu’il y a chez Finney un talent à part et qu’il est peut-être trop fin et trop doux pour l’époque, mais on ne saurait nier que ses histoires pleines d’astuce, d’humour et de charme, et souvent marquées par une fine pointe de romantisme, produisent un effet que l’on pourrait qualifier du terme très contemporain de feelgood.
Les éditions du Bélial’ ont donné à ce recueil un bel écrin : intégration dans la collection Kvasar (qui comprend, entre autres, « Le Dragon Griaule » et « Le Calice du Dragon » de Lucius Shepard), couverture à vernis sélectif et à rabats (on apprécie les petits détails tête-bêche des dates et les aiguilles d’horloge insérées dans la typographie), un avant-propos du traducteur Pierre-Paul Durastanti et une bibliographie complète d’Alain Sprauel. Plus vintage, et donc moins outrancier et moins passager que ces énormes volumes aux reliures cartonnées rigides que l’on voit fleurir sur les tables des libraires dans le cadre de l’explosion de romantasy (volumes certes magnifiques, mais qui pour les bibliophiles n’ont pas grande valeur car leurs feuillets se décolleront au bout de quelques années comme ceux d’un broché ordinaire), ce recueil de Jack Finney, avec son façonnage en cahiers cousus, traversera sans aucun problème le temps.
On l’aura compris : ces « Nouvelles d’antan 1948-1965 » sont sans doute un des plus beaux recueils de nouvelles de genre publiés ces dernières années. Un seul regret : compte tenu du fait que Finney a vécu jusqu’en 1995, on pouvait croire un moment que ces « Nouvelles d’antan, 1948-1965 » étaient appelées à être complétées par un second volume. Hélas, à la lecture en fin d’ouvrage de la forte bibliographie d’Alain Sprauel, on comprend qu’il n’en sera rien, l’auteur ayant arrêté très tôt de pratiquer la forme courte. On se consolera, d’ici un an ou deux, en relisant celui-ci. Ce sera déjà, dans le futur proche, une belle occasion de revenir vers le passé.
Titre : Nouvelles d’antan, 1948 - 1965
Auteur : Jack Finney
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Pierre-Paul Durastanti, Hélène Collon, Maurice Bernard Endrèbe, Gilbert Ibéry, Michel Rivelin, Max Roth, Nathlie Serval, Jérôme Verain
Couverture : Aurélien Police
Éditeur : Le Bélial
Collection : Kvasar
Site Internet : page recueil (site éditeur)
Pages : 370
Format (en cm) : 15 x 22
Dépôt légal : novembre 2023
ISBN : 9782381631097
Prix : 24,90 €
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