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Passeur de Souffle
Patricia Hespel
La Martinière Jeunesse, Fiction J, roman (France), fantasy, 397 pages, septembre 2023, 18€

En créant le monde de Tir’Anail, Aedhair laissa le Sel envahir le cœur des hommes, les rendant certes plus intéressants, mais égoïstes et cruels. lorsque le Sel domine tout, Aedhair, le Souffle du monde, convoque le feu, l’eau et la terre pour chasser le Sel en profondeur. Mais malgré cette victoire, il sait que l’ennemi reviendra.
Bien des années plus tard, la religion du Souffle est oubliée, ses pratiquants chassés par les gouvernants. Les différentes cités ont noué des alliances précaires, basées sur leurs besoins mutuels. On filtre le Sel grâce au Krystal, une roche récemment découverte et dont l’exploitation menace le fragile équilibre commercial.

Bren se destine au métier de Gardien. Né sous une étrange prophétie, c’est un jeune homme imbu de lui-même et arrogant, qui refuse l’échec et considère que tout lui est dû. Vexé d’avoir perdu une épreuve physique, il blasphème en grimpant dans l’arbre-monde de la cité de Fö. C’est le début de sa chute et ses ennuis, qui le poussent à quitter la ville pour Vyz, sa rivale.
Naäi est une esclave du Cocon, le pavillon des concubines du gouverneur. Un collier de krystal l’empêche de fuir, mais aussi menace de la tuer si elle transpire trop ou pleure souvent, car il absorbe le Sel. Surprenant les projets de fuite de Bren, elle s’évade et le force à lui servir d’escorte jusqu’à Vyz, où un mage pourrait la délivrer.
En chemin, ils rencontrent Nil, un étrange petit garçon muet mais qui sait très bien se faire comprendre de Naäi.



Passeur de Souffle est surprenant à bien des égards. Sa cosmogonie introductive permet, sous la forme de légende, de mettre en place les grandes puissances mais aussi la situation actuelle, avec des humains bien éloignés des considérations écologiques. Le (jeune) lectorat voit arriver la fin du cycle annoncé par le Souffle, la chute prochaine de la civilisation humaine, entre guerres et famines liées à la pollution des sols. La rivalité commerciale et industrielle saute aux yeux, tout comme le parallèle avec notre propre situation et le changement climatique. Hélas, je crains qu’il n’y ait pas de forces élémentaires pour nous sauver la mise.

Les personnages de Patricia Hespel sont très intéressants. Si, peu à peu, on admet que Bren s’est construit autour de la prophétie de sa naissance (lui annonçant un destin glorieux et sanglant) et les attentes de son père absent, force est de constater que cela a fait de lui un jeune adulte détestable, capricieux, colérique et violent. il estime que tout lui est dû, honneurs, épouse... et les conséquences de son blasphème, lui faisant tout perdre, ne déclenchent pas chez lui une prise de conscience, un sursaut d’humilité, bien au contraire : il s’énerve et fuit, prêt à vendre sa loyauté à l’ennemi pour peu qu’on lui rende son prestige perdu. Il s’est blessé à la main gauche par l’arbre, et la plaie refuse de guérir avec la médecine ordinaire. Et il refuse le Souffle, contraire à toute son éducation qui lui fait rejeter cette foi passéiste, lui le pur produit de la « méritocratie » industrielle et ses méfaits.

Naäi, quant à elle, est très émouvante. Orpheline, adoptée par une maîtresse du Souffle - mère de substitution qui lui a été enlevée ensuite, sa formation inachevée - elle incarne l’espoir, la lucidité. On ne peut pas forcément parler de foi. Naäi est ouverte aux autres. Dans le Cocon, elle tente de prévenir les plus jeunes de leur sort, comme elle a été prévenue à son arrivée. Dans toute sa fuite, elle essaie désespérément de sauver les gens autour d’elle. Elle refuse d’abandonner Nil, et malgré son attitude détestable elle ne laisse pas Bren derrière elle, et cela pas seulement parce qu’elle a besoin de lui - qui connait la route, qui peut la protéger - parce qu’on voit l’équilibre du duo basculer au fil du voyage. Même si ses espoirs d’être délivrée du collier s’amenuisent, elle conserve jusqu’au bout ce sens du sacrifice pour le collectif. Forte, maternelle, protectrice, malgré ses peurs, sa faiblesse et l’épée de Damoclès autour de son cou, elle est l’opposé, et donc le complément de Bren.

Au milieu, Nil, cet étrange gamin taiseux, plein de surprises... Le lecteur, jeune ou pas, se doutera vite de sa véritable identité, plus difficile à admettre pour les personnages, d’autant plus qu’ils sont accaparés par leur survie. Mais j’aime aussi croire y lire que la magie n’est pas une solution donnée, en claquant des doigts, et que les épreuves de leur périple participent à leur prise de conscience nécessaire. Protéger Nil, c’est protéger leur monde, l’espoir qu’il renaisse, tout comme on place cet espoir en tout enfant de perpétuer l’espèce. Ses réactions à leurs actes, aux embûches sur le chemin, montrent néanmoins la fragilité de cet espoir, si ténu que le simple abandon, le découragement peuvent lui être fatal. On ne sauve pas le monde de façon passive, il ne suffit pas d’y croire, il faut y mettre des moyens.

Si des arguments rationnels émergent régulièrement, dans le cadre de ce monde le réalisme écologique va de pair avec la foi en le Souffle. On peut y voir un trope de la fantasy, la sagesse cachée dans les légendes. C’est une autre façon de faire passer le message que dans notre réalité, où c’est la science et les faits qui alertent sur le changement climatique. Mais comme écrit plus haut, nous n’aurons pas de solution magique, contrairement aux protagonistes.
Leur monde est en train de changer. Le premier marais traversé s’est peuplé d’insectes mutants redoutables, la tribu où a grandi Naäi a perdu son autonomie, faute d’eau potable, et doit s’incliner devant les puissantes cités à l’origine des bouleversements de leur nature. Le coupable devient leur sauveur, dans une fuite en avant perdue d’avance. A l’inverse, la tribu des montagnes, isolée, assurée d’une ressource encore pure, non souillée, peut espérer faire face encore quelques temps. Mais c’est un pis-aller, un bunker pour survivre, le plus longtemps possible, à l’inexorable conquête du Sel.
Enfin, on peut voir dans le krystal, à la fois mal et solution, un écho de nos plastiques et de toute la pétrochimie, si omniprésents dans notre quotidien, jusque dans nos corps.

Certains sont mal informés, d’autres savent et estiment que nous avons le temps ou que nous finirons par trouver une solution. D’autres encore s’obstinent contre toute raison à relativiser le péril... (p. 288)

J’ai été un peu déçu que (attention spoiler) Naäi cède finalement au désir de Bren, tant il incarne une masculinité toxique, refusant de changer pour elle autant qu’elle est prête à sacrifier pour lui. Même mis devant l’évidence, Bren refuse de comprendre, d’accepter... L’autrice renverse heureusement beaucoup de choses dans les derniers chapitres, notamment cette union des corps qui produit une « fécondation inversée » (vous verrez), et le roman prend une toute autre dimension, mystique autant qu’initiatique, dans ses 50 dernières pages, glissant naturellement de la fantasy jeunesse classique au conte, bouclant la boucle avec son ouverture.

J’aime beaucoup les romans qui dévient du chemin que je m’étais imaginé. Qui dévient des voies déjà trop bien tracées. « Passeur de Souffle » est un très bon roman de fantasy, qui emploie à merveille les points forts du genre (la prophétie mal interprétée, le duo mal assorti, la découverte du monde, les liens cachés entre les personnages, le sacrifice et la rédemption), mais sait aussi briser certains codes narratifs du conte, du roman jeunesse, pour raconter une aventure pleine d’inattendu, loin d’un récit trop calibré de légende fondatrice. Certains pourront trouver cela un peu insatisfaisant, mais c’est une vraie respiration de lire une histoire qui « semble » imparfaite car elle nous sort de nos attentes et nos habitudes.


Titre : Passeur de Souffle
Autrice : Patricia Hespel
Couverture : Huber van Rie & Clémence Courot
Éditeur : De la Martinière Jeunesse
Collection : Fictions
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 397
Format (en cm) : 21,5 x 14,5 x 3
Dépôt légal : septembre 2023
ISBN : 9791040116127
Prix : 18 €



Nicolas Soffray
16 février 2024


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