Une utopie liberticide
A l’instar de Fred Fordham avec “Le Meilleur des Mondes” et Tim Hamilton avec “Fahrenheit 451”, le scénariste et dessinateur P. Craig Russell, lauréat de deux prix Harvey et neuf Eisner (rien que ça) reprend fidèlement le matériau d’origine et embarque le lecteur dans un monde en noir et blanc, ou plus exactement en gris-bleu et blanc dans lequel la guerre, la pauvreté, le chômage, le divorce, les inégalités, la désobéissance ou la révolte n’existent pas. Une société certes harmonieuse mais radicalement liberticide dans laquelle tout est sévèrement contrôlé, régit par des rituels et des règles très stricts, où les cellules familiales sont composées avec soin par le Comité des Doyens et où les individus trop âgés et les nouveau-nés inadaptés sont « déliés », même si personne ne sait exactement en quoi consiste cette mise à l’écart.
Au sein de cette communauté « parfaite », Jonas, qui est entré dans sa douzième année, attend avec impatience « la Cérémonie des 12 », une étape essentielle où chaque enfant de 12 ans se voit attribuer par le Comité son futur métier en fonction de son caractère et de ses qualités. S’il y a peu de doute sur les postes qui seront attribués à certains de ses camarades, Jonas, qui s’intéresse à tout sans avoir fait montre de compétences spécifiques particulières, est dans l’expectative la plus complète.
La capacité-à-voir-au-delà
Sa surprise est donc d’autant plus grande lorsqu’il comprend qu’il n’est pas affecté à une tâche mais que la Doyenne en chef lui annonce qu’au titre de sa « capacité-à-voir-au-delà », il a été sélectionné pour devenir le prochain “Receveur de Mémoire”. Une fonction unique qui consiste à recevoir et conserver en soi tous les souvenirs des temps passés, de l’époque où il y avait encore des animaux, où l’œil humain pouvait percevoir les couleurs et les gens ressentir des émotions. Une expérience des erreurs d’autrefois qui permet à l’Élu de conseiller le Comité sur les décisions à prendre et surtout d’être celui sur lequel repose le bonheur de la cité.
Je ne vous en dirais pas plus pour ne pas déflorer les rebondissements de ce récit passionnant dont le mélange de philosophie et de science-fiction propose une réflexion intelligente et profonde qui malheureusement résonne terriblement en nos temps troublés par le fleurissement de régimes populistes autoritaires et le retour de l’obscurantisme dont ils se nourrissent.
Le Passeur
Scénario : P. Craig Russell d’après le roman de Lois Lowry
Dessin : P. Craig Russell, Galen Showman, Scott Hampton
Couleurs : Lovern Kindzierski
Traduction : Patrick Marcel
Editeur : Philéas
Collection : SF
Pagination : 184 pages
Format : 16.7 x 25.1 cm
Date de parution : 19 octobre 2023
N° ISBN : 978-2385020194
Prix Public : 21,90 €
Illustrations © P. Craig Russell / Editions Philéas
