Un jour, la Brume a tout emporté. Oh, pas la petite brumouille du matin ou la semi-brume des lendemains de pluie, nooon ! La brouillasse, la vraie. La purée de boue, la bouillie de charbon, noire et épaisse comme de l’encre en suspension. Celle qui engloutit tout. Mais la Brume a aussi laissé quelque chose derrière elle. Une mutante, une ogresse, ou peut-être juste une petite fille qu’une sorcière bourrue va nommer Tempérance et qui sera élevée dans la tranquillité d’une sororité de joyeuses vieilles femmes. Et puis un jour, la Brume revient, la Brume veut reprendre…
Allez, partons rencontrer celui qui dessine pour les petits comme pour les grands et régale d’un superbe talent de coloriste...
Comment cette histoire est-elle née ?
Comme souvent, c’est parti de plusieurs choses : de lectures autour des thèmes de la sorcellerie et de l’écologie, de mon envie de peindre des paysages montagneux de ma région (les Pyrénées), d’influences artistiques (notamment « The Mist » de Stephen King, mais aussi des mangas d’action). Mais le principal est sans doute le besoin de raconter une histoire postapocalyptique pour calmer mon écoanxiété. Tout cela forme dans ma tête un étrange mélange que j’essaie d’articuler autour d’une histoire.
Vous proposez dans ce premier tome un univers très riche, qui mélange des éléments anciens et très contemporains. Comment l’avez-vous développé ? Accessoirement, d’où vient ce nom de « brouches » ?
Ce terme vient de l’ancien patois des Pyrénées et veut dire « sorcière ». C’est probablement la même racine que bruja, en espagnol. Ce n’est pas tellement par chauvinisme régional que je l’ai choisi, mais plutôt parce que j’aime l’idée que ces sorcières se réapproprient une façon de parler et de nommer les choses qui est à l’opposé de la culture mondialisée. C’est ce qui m’attire et me pose question dans la sorcellerie : qu’on puisse réinventer une culture, des rites et une histoire qui soient différents de l’Histoire qu’on nous raconte à l’école et dans les églises.
Cet album aborde par le biais du merveilleux de nombreuses questions environnementales et sociales : le rapport au vivant, l’avortement, la sororité, la violence… Diriez-vous que c’est une bande dessinée engagée ?
Je pense que le fantastique et l’anticipation sont toujours un peu politiques. J’aborde des sujets qui me tiennent à cœur, forcément, mais j’essaie de poser des questions davantage que de donner des réponses, que je n’ai pas, de toute façon. Nous avons tous grandi avec des dessins animés, des livres et des chansons nous disant de respecter la nature, et visiblement ça n’a pas marché. Alors pourquoi notre rapport au vivant (à ce qu’on appelle la « nature » mais aussi à nous-mêmes) est-il si violent ? C’est la question que je me suis posée en amont de cette BD. Mais cela reste avant tout un récit d’aventures fantastique que j’ai tâché de rendre aussi divertissant que possible.
Cela passe par des personnages très forts, en particulier Tempérance et sa mère adoptive, Grisette, qui sont, chacune à sa manière, un peu à la frontière entre plusieurs mondes.
Effectivement. Et étant à la frontière, elles ont du mal à se comprendre. Peut-être aussi parce qu’elles sont tout l’une pour l’autre… Cela m’a beaucoup intéressé de développer ce lien mère/fille que je trouve peu abordé dans la fiction d’une façon générale. C’est aussi une autre forme de « rapport au vivant » que le rapport d’un parent à son enfant.
On ressent à vous lire une grande liberté formelle : aussi bien dans le dessin que dans le découpage, et même dans votre usage de couleurs très expressives. C’est le fait de travailler seul qui vous permet de vous lâcher complètement ?
C’est plutôt de pouvoir travailler avec une formidable éditrice (Valérie Beniest) qui me fait confiance et me laisse m’exprimer. Effectivement, j’aime me lâcher sur le dessin, tant que la lecture reste fluide et cohérente. Tant mieux si on sent mon plaisir à la lecture ! Pour ce tome, j’ai voulu assumer plus clairement qu’auparavant les références de mangas d’action dont je parlais tout à l’heure et que j’adore ! Quant à la couleur, ça a toujours été un aspect important de mon travail. Pour être franc, j’ai davantage une sensibilité de peintre que de dessinateur. Et c’est vrai que les couleurs caractérisent fortement les différents mondes : la Brume est un monde de couleurs froides, comme lorsqu’on pénètre dans une forêt la nuit, dans un conte de fées. À l’inverse, les scènes qui se passent au village sont plus chaudes car plus proches des sentiments des personnages. Le monde des Omis (les hommes) est montré comme gris, sombre et triste, mais c’est l’image que les brouches projettent sur cet endroit. Leur découverte de ce monde sera peut-être radicalement différente…
Pour ses influences pour le dessin, Stéphane Fert cite Mary Blair, Mike Mignola, Lorenzo Mattotti, Alberto Breccia, Frederik Peeters, Art Spiegelman, Cyril Pedrosa ou encore Taiyô Matsumoto. La peinture a également une place très importante dans ses inspirations : Gauguin, Matisse, Cézanne tout comme le cinéma avec des réalisateurs comme Fritz Lang, Felini, Stanley Kubrick, Park Chan Wook, Lars Von Trier ou Miyazaki. Des goûts aussi éclectiques que qualitatifs auxquels il ajoute sa passion pour les jeux de rôle (papier) de son adolescence qui lui ont donné envie de créer des univers et de raconter des histoires.
Un auteur à suivre de près... pour entrer dans “La Marche Brume”.
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Cet entretien est © Dargaud – Propos recueillis par Victor Macé de Lépinay
Illustrations © Stéphane Fert et Éditions Dargaud
Ajouts rédactionnels et mise en images par Fabrice Leduc pour la Yozone