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Histoire de la fille qui ne voulait tuer personne
Jérôme Leroy
Syros, hors collection, roman (France), dystopie, aout 2023, 360 pages, 17,95€

Après les attentats terroristes et les catastrophes climatiques de la Terrible Décennie 2030-2040, l’Europe s’est reconstruite en une Fédération plus écologique et sociale. Tout n’y est pas rose mais les efforts sont là. Mais un référendum qui tourne mal conduit le pouvoir à rétablir la peine de mort, tout en désignant le bourreau par tirage au sort. Les exécutions se passent modérément bien, les citoyens « choisis » sont traumatisés, ou refusent de faire leur devoir, tant appuyer sur le bouton mortel est contraire à l’Alliance du Vivant, le projet sociétal de la Fédération.
Ce jour-là, c’est Ada Veen, 17 ans et fille de la très ambitieuse vice-gouverneur de la France qui a été désignée. La jeune fille, pourtant pur produit de cette nouvelle société, réalise soudain toutes les contradictions de son quotidien, à commencer par le Dehors, les camps où sont parqués et exploités les sous-citoyens.



Dans ses thrillers pour public adulte (dont le récent « Les derniers jours des fauves »), Jérôme Leroy fait de l’anticipation politique à court terme. En jeunesse, sa trilogie « Lou après tout » est franchement post-apo. C’est dans ce roman qu’il aborde son concept de La Douceur, une enclave de liberté, dépouillée de propriété, d’argent et de technologies inutiles, à l’opposé de la société qui a atteint le stade du désastre. Douceur qu’il reprend, dans un futur légèrement différent, dans « Vivonne », Grand prix de l’Imaginaire 2022, et aussi dans cette « Histoire de la fille qui ne voulait tuer personne ». Elle est alors située au Portugal, et pour Ada et les jeunes de son âge c’est une sorte de mythe, dont la réalité prendra corps tandis que son monde bascule brutalement. Pour Jason, son ami poète, c’est un éden, un eldorado, la patrie de Fernando Pessoa. Car oui, encore cette fois, c’est par la poésie que Jérôme Leroy contrebalance l’horreur de son monde, et c’est je pense la plus belle façon pour y amener le lecteur.

Si le roman débute à l’annonce fatidique, le choc de la nouvelle plonge Ada dans une dépression violente, occasion pour elle et l’auteur de revenir sur la naissance de la Fédération et l’adoption de cette loi. Mais aussi sur toute la réforme sociétale, subie ou réclamée, de la période 2040-2070, la ségrégation d’une partie de la population touchée par les bacilles des terroristes, les immigrés... Ada réalise qu’on parle du Dehors, alors que les murs qui entourent les quartiers sûrs sont les mêmes qui enferment ces gens dans des camps. La réponse politique, à laquelle la jeune Ada adhère parce que c’est celle qu’on lui a inculquée, c’est qu’on a pas encore les moyens, notamment médicaux, d’incorporer tout le monde. Bien sûr, il y a une opposition, les « zops », activistes ou sympathisants, qui refuse qu’on accorde des privilège à une partie de la population. Comme Boris, le grand-père d’Ada, qui travaille dans un dispensaire du Dehors.

Bien sûr, ce roman est un plaidoyer contre la peine de mort, un plaidoyer intelligent qui donne les arguments valables des deux camps : un crime horrible nécessite un châtiment horrible / en quoi éliminer une vie de plus résout-il le problème ? Et on voit comment la population, malgré un vote massif pour cette loi, prend conscience de son erreur une fois mise au pied du mur par le tirage au sort.
Jérôme Leroy ne tombe pas dans le manichéisme de décrire une société idéale. Au contraire, il nous montre toutes les embûches de sa tentative de construction et son échec, puisque paradoxalement le Portugal, qui a fait sécession de l’idéal originel, est celui qui l’applique le mieux, refusant le contrôle, le fichage, le tri des gens, bref toute la structuration sociale d’autrefois pour repartir d’un bon pied, celui de l’égalité. Dans la Fédération, la violence est officiellement interdite et punie (Jason écope d’un TIG pour un coup de boule), mais elle est de fait partout, que ce soit autour, dans le Dehors, aux mains de la police, mais aussi des criminels des zones de non-droit ou des élites qui se pensent intouchables, comme l’homme qu’Ada doit exécuter.

C’est « Histoire... » est aussi une histoire d’amour. Perdue, Ada se tourne vers Jason, son ami pourtant à l’opposé de ce qu’elle représente, elle la Pionnière, le parfait produit du système, lui le malformé (il n’a qu’un œil), lecteur et poète. Elle incarne le présent et lui le passé. Mais ce ne sont plus qu’un garçon et une fille qui s’aiment, plus qu’ils ne l’imaginaient ou osaient se l’avouer, et Jason refuse de l’abandonner dans sa fuite, voulant au contraire se sacrifier à plusieurs reprises pour qu’Ada échappe à son sort. Sacrifice que la jeune fille refuse. Chamboulée par ses prises de conscience, elle a besoin de Jason, plus concerné, pour la soutenir. jusqu’au bout.

Au travers des personnages secondaires, l’auteur nous donne à voir d’autres aspects de ce monde dystopique. On lit avec effroi la rage de Clara Veen, la mère d’Ada, une femme dépourvue d’amour et pétrie d’ambition. Découvrir les souffrances endurées dans son enfance n’excuse pas tout, comme le fait remarquer Ada à son grand-père. En miroir, il y a Stan, le grand frère adoptif de Jason, qui a migré depuis l’Afrique, fui la guerre, les passeurs, jusqu’à échouer au camp du Dehors de Rouen, où un accident lui prendra sa mère, employée la journée dans la ville, renvoyée Dehors chaque soir. Le talent de Jérôme Leroy pour nous montrer beaucoup (et nous faire réfléchir encore plus) au travers d’une histoire toute simple n’est plus à démontrer, et même s’il se fait justement plus démonstratif en s’adressant à la jeunesse, c’est avec toujours beaucoup de finesse pour mieux faire éclater la violence de ce qu’il dénonce.

En « vieux », loin du public cible, j’ai apprécié des petites références soit avec sa propre œuvre, notamment le « Big Sister » désignant la présidente, écho à son petit roman éponyme, mais aussi le soylent green, concentré d’algues fort nutritif de cette société qui ne tue plus d’animaux, terme tout droit venu du glaçant roman de Harry Harrison et porté à l’écran en France sous le titre « Soleil Vert » avec Charlton Heston (ça a un peu vieilli visuellement depuis 1973, mais c’est à voir).

Jérôme Leroy continue de tisser des futurs très imparfaits où scintillent cependant un espoir, comme autant de garde-fous pour la génération actuelle, puisqu’il semble être trop tard pour les adultes. Hormis ceux qui lisent de la poésie ou se refuseront, toujours, à tuer ou que soit tué leur prochain.


Titre : Histoire de la fille qui ne voulait tuer personne
Auteur : Jérôme Leroy
Couverture :
Éditeur : Syros
Collection : Hors collection
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 360
Format (en cm) : 22 x 15,5 x 2,5
Dépôt légal : aout 2023
ISBN : 9782748531152
Prix : 17,95 €



Nicolas Soffray
14 octobre 2023


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