Peut-être n’y aurait-il pas vraiment d’art, du moins au sens académique du terme, s’il n’y avait au moins deux temps, au moins deux intervenants. La création et l’admiration. L’artiste et le spectateur. Deux moments – l’inspiration, l’éblouissement – qui peut-être font appel à des mécanismes similaires. Deux moments d’intensité variable, mais souvent forts, allant, pour l’esthète, jusqu’au fameux syndrome de Stendhal.
Il était tentant, et logique, comme le fait l’auteur, de rapprocher de ces moments singuliers celui de la découverte scientifique. Même processus, sans doute, que celui qui mène à l’inspiration de l’artiste : une phase de recherche durant laquelle on a l’impression de se heurter à un mur, puis, plus tard, alors que l’on a abandonné ou délaissé le combat, que l’on se laisse aller à une autre activité, que l’on fait tout autre chose ou même que l’on ne pense plus à rien, que l’on laisse la pensée vagabonder, la solution frémit, puis d’un seul coup s’impose. L’esprit s’illumine. Le chercheur Dominique Stehelin, découvreur du mécanisme de l’oncogenèse virale (pour laquelle le prix Nobel de physiologie de de médecine fut attribué… à d’autres !) évoquait, lorsque tous les éléments de cette machinerie moléculaire ont pris sens en lui, se sont articulés en un schéma clair et logique, une sensation unique qu’il supposait être en lien avec une immense bouffée d’endorphines.
L’art, la science, deux facettes d’une même créativité. Si Denis Couchaux s’intéresse à l’effet miroir de la créativité pour l’art, c’est-à-dire au ravissement esthétique, il ne le fait pas de manière explicite pour celui qui s’intéresse aux sciences. Un pan inexploré de son traité, et pourtant… ce n’est pas un hasard si bien des mathématiciens parlent de beauté et de poésie des mathématiques. Ni si de très modestes non-mathématiciens sont médusés d’admiration devant une conjecture, un théorème, une démonstration. Découvrir, entre mille autres exemples, comment il est possible de résoudre des équations en apparence insolubles par le biais du calcul matriciel ou des nombres dit imaginaires, ou en science physiques, de déterminer la circonférence de la terre armé en tout et pour tout d’un bâton, comme le fit autrefois Eratosthène, conduisent bien souvent aux mêmes admirations, aux mêmes réflexions : « Mais comment a-t-il pu penser à ça ? Mais où est-il allé chercher ça ? » Des formulations également utilisées pour les émois littéraires devant des prodiges d’imagination, devant la perfection du style, devant le caractère renversant d’une chute. Une littérature qui, si elle n’apparaît pas au premier plan dans l’art étudié par Denis Couchaux, est néanmoins présente : c’est ainsi qu’apparaît par exemple un très bel extrait de Vladimir Nabokov consacré aux deux temps successifs de la création.
« On peut donc soutenir que la perfection formelle de l’œuvre imprime à l’esprit une meilleur organisation. L’image de l’art comme une bombe à défragmentation semble ici très tentante. »
L’artiste, le scientifique, comblent une faille, complètent un schéma. Cette idée d’organisation et de défragmentation justement formulée par l’auteur apparaît au premier plan dans bien des découvertes. Dans les années quatre-vingts, le généticien ayant découvert la technique d’analyse nommée « marche sur le chromosome » (une méthode à présent obsolète mais qui à l’époque fut une percée considérable dans le séquençage de l’ADN) raconte, à la manière du fameux épisode rapporté par Poincaré, la manière dont l’idée, d’un seul coup, s’imposa à lui : alors qu’il ne pensait à rien et qu’il se promenait en automobile sur une petite route de montagne, réalisant que toutes les pièces nécessaires à cette avancée étaient là depuis longtemps mais que nul n’avait su les organiser, les mettre côte à côte. Là encore, on a un point commun avec l’art : l’esprit découvre le point de vue, la perspective, l’alignement qui font apparaître un schéma caché. Il « percute », élimine le bruit de fond, met côte à côte ; littéralement, il compose.
« Un moment singulier dans lequel l’embrasement de l’attention devient la source même de l’attention qui nous saisit. »
Un moment d’illumination, d’extase presque – les mystiques sont d’ailleurs évoqués dans le bel essai de Denis Couchaux – comme ceux qu’un autre chercheur, le professeur Roland Fischer, s’efforça de classifier en une « Cartographie des états extatiques et méditatifs ». Car ces états mentaux s’étudient aussi, et peut-être n’y a-t-il pas de différence fondamentale entre le grand sentiment d’émerveillement – le fameux syndrome de Stendhal – l’extase mystique et le moment où la créativité confine au génie. Un domaine riche et passionnant sur lequel les neuroscientifiques ont beaucoup écrit – depuis les hypothèses physiopathologiques au sujet de l’épilepsie temporale de Thérèse d’Avila jusqu’aux études, grâce à l’imagerie par résonance magnétique nucléaire, de l’activité cérébrale de Carmélites en proie à une extase mystique (Beauregard et Paquette, Neuroscience Letters, 2006). Cartographier le cerveau, analyser ce qui est peut être un « simple » feu d’artifice neurochimique, faut-il aller aussi loin, se demande un instant l’auteur. Et l’un de ses amis scénographe et inventeur de formuler différemment la question : “ Mais la magie de l’art… tu en fais quoi ? ”
« Une théorie qui, à l’instar du graal de la physique actuelle, rendrait compte aussi bien de l’infime des modes de vigilance qui s’activent dans notre cerveau que de l’immensité du cosmos que les membres de chaque société élaborent en commun. »
Rien de réducteur pourtant dans la démarche de Denis Couchaux. Ces états transitoires et fascinants qu’en termes poétiques l’on pourrait classer parmi les alchimies mentales et en termes scientifiques considérer comme des phénomènes électrochimiques ouvrent bien des pistes de réflexions. Rien de réducteur non plus dans la définition de l’art que l’on trouve dans l’« Essence de l’art ». En effet, si l’art auquel Denis Couchaux s’intéresse avant tout est celui qui est né à Florence au quinzième siècle, né d’une mutation affirmée par une revendication catégorielle (“ celle d’artisans dont le métier de peintre relevait jusqu’alors des arts mécaniques et qui vont réclamer le passage dans le registre plus prestigieux des arts libéraux. Pour cela, ils vont s’appuyer sur le fait que l’excellence de leur pratique ne repose plus tant sur un exercice manuel que sur leur travail intellectuel de conception, sur leur capacité à projeter l’esprit dans la matière. L’invention de la perspective, qui est une forme de géométrie appliquée à la perception de l’espace, va leur donner les arguments nécessaires …)”, Denis Couchaux ne le considère que comme une base à partir de laquelle élargir ses investigations. Mais le lecteur l’aura déjà compris – et aura remarqué en passant cette notion essentielle de perspective dont nous parlions déjà plus haut. Il l’aura compris parce que ce que l’auteur nomme une “théorie du tout”, plus exactement une “esquisse de théorie esthétique générale qu’on pourrait nommer théorie de l’invention des formes” dont il reconnaît bien volontiers le caractère hypothétique et improuvable ne sera formulé qu’après une longue série d’étapes en apparence éclectiques : fétiches à clous africains, théâtre d’ombres indonésien, artefacts esthétiques et « embrayeurs » mentaux, Jorge Luis Borges, Philip K. Dick, invention du pittoresque, félicité esthétique de Vladimir Nabokov, frisson du sublime, un vol de grands oiseaux blancs dans le ciel bleu, un jardin illuminé de soleil, et mille autres éléments encore.
« Nos idées se forgent à l’intérieur d’une sorte de brouillard, composé d’émotions, de sentiments et de connaissances, un brouillard non conscient à partir duquel elles finissent par percoler vers la conscience. »
Si l’on peut faire à Denis Couchaux quelques reproches mineurs (malgré une belle liste de lectures en annexe, l’ouvrage est dépourvu d’index et nombre de sources de citations d’auteurs et des références d’expérimentations scientifiques ne sont pas fournies), c’est avec des termes très simples – citons ainsi la percolation et la saillance dont le sens apparaît pleinement au fil des pages – qu’il met sa réflexion à la portée de tout lecteur. La créativité, l’émerveillement, la subite impression d’amplification des sens, autant de thèmes universels qui ne peuvent qu’intéresser tout un chacun. Étudier de tels phénomènes n’est ni les décomposer ni tenter de les réduire à quelque machinerie minuscule : en essayant de les comprendre de manière tout autant intuitive que scientifique, en traquant ce que les uns et les autres ont pu en dire ou en écrire, l’auteur met en lumière leur importance et reconnaît la manière dont ils nous habitent et nous enrichissent. En consacrant sa réflexion à des sujets souvent abordés dans les biographies mais rarement étudiés de manière synthétique, Denis Couchaux rend hommage à certaines des plus belles facettes de notre existence et compose un essai riche et passionnant que l’on lira deux fois plutôt qu’une.
Titre : L’essence de l’art – une investigation
Auteur : Denis Couchaux
Couverture : Denis Couchaux
Éditeur : Thierry Marchaisse
Site Internet : page volume (site éditeur)
Pages : 216
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : avril 2023
ISBN : 9782362802997
Prix : 18,50 €
Les éditions Thierry Marchaisse sur la Yozone :
« Lettres à Alan Turing »
« Lettres à Flaubert »
« Dictionnaire des mots manquants »
« Dictionnaire des mots en trop »
« Dictionnaire des mots parfaits »
« Les troubles du récit » par J.M. Schaeffer