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Monture (La)
Carol Emshwiller
Argyll, roman traduit de l’anglais (USA), science-fiction, 220 pages, octobre 2021, 19,90€

Les Hoots ont conquis la Terre depuis quelques générations. Créatures chétives, elles ont entrepris de domestiquer les Humains pour en faire leurs montures, les élevant et les sélectionnant comme telles.
Charley, dit Smiley, est un Seattle, une race valorisée pour sa taille et son endurance, mais aussi sa beauté. Il est fier de son pedigree, et ambitionne de devenir célèbre à son tour, de remporter des courses et gagner des rubans. Qui plus est, il a été choisi pour devenir la monture de Son Excellence, le prochain dirigeant hoot, encore enfant. Cavalier et monture font donc leur apprentissage mutuel, quand un événement vient tout chambouler : des Humains sauvages, qui refusent la domestication, attaquent la propriété. des Humains menés par le père de Charley.



Ce que je vous raconte là, le lecteur doit en partie le déduire, car Carol Emshwiller a opté pour une narration à la première personne, très immersive et pleine de biais ô combien intéressants d’un point de vue littéraire. C’est Charley qui parle, de ce qu’il sait, ne sait pas, de son quotidien, de ses espoirs, ses envies. C’est un enfant, un pré-ado, très fier de ce qu’il est (un Seattle, pas un Tennessee) et d’où il vient. Quand la situation bascule (soit très vite, au chapitre 3), c’est tout son univers qui bascule avec, et face à un père qui a trahi ses valeurs, son statut, Charley se révolte, refuse de voir l’attrait de la liberté (pour lui, un renoncement au confort) et il reste fidèle à son Petit-Maître.

Au travers de ce roman, lauréat du Prix Philip K. Dick 2003, on lit toute la puissance du lavage de cerveau, de l’acceptation de règles ou de leur refus. Pour Charley, la liberté prônée par son père et ses suivants, ces Humains sauvages, mal vêtus, mal nourris, n’est rien comparé à sa vie à la propriété que nous, lecteurs, identifions bien sûr comme une prison dorée. L’autrice (et le traducteur) joue avec brio sur tout le vocabulaire équestre, transposant les montures dans les mêmes enclos que nos chevaux. De fait, avec les œillères que nous impose la narration interne, et en l’absence de l’illustration de couverture, on pourrait même croire que Charley est un cheval. l’introduction, avec les séances de dressage/apprentissage monture-cavalier, le matériel, les rênes et le mors, tout concourt à cette fusion.

Mais l’autrice ne s’appesantit sur ce seul élément : le cœur de son ouvrage tient dans la relation de Charley avec les autres : son père d’abord, Heron, qui est à la fois son modèle mais un traître à ses ambitions, une monture marquée par les coups, défigurée, et qu’on découvre profondément traumatisée. Heron est capable de la plus froide violence contre l’occupant, mais se montre d’une grande douceur, d’une grande fragilité dans l’intimité, avec sa compagne (une Tennessee, ce qui lui vaut un rejet immédiat de Charley) mais surtout son fils, qu’il veut préserver de ses propres erreurs.
Charley, on l’a déjà dit, a une forte opinion de lui-même, porté aux nues par les Hoots comme le fruit d’une sélection pure race. Son mépris des races inférieure, un racisme évident, s’accompagne aussi d’une misogynie forte. Seule sa mère trouve grâce à ses yeux, et encore, car elle aurait fui son père et son corral pour se mésallier (par amour !) Toutes choses qui échappent à l’entendement de Charley, à son formatage mental. Mais il va peu à peu changer, à mesure qu’il se sociabilise, qu’il fréquente les autres, et notamment une Sue (une femelle. Lui est un Sam) sans race, qu’il méprisait initialement du seul fait de son absence de lignée.

L’autre grand axe du roman tient au lien entre Charley et Petit-Maître, à leur interdépendance. Le jeune Hoot apprend de sa monture et des expériences qu’elle vit dans ce moment troublé. En tant que futur dirigeant politique, cette plongée au plus près des besoins et des revendications de l’espèce dont ils sont interdépendants pourrait s’avérer cruciale pour le combat pour la liberté. Mais c’est aussi la relation de deux enfants, astreints à leurs pulsions, à leur éducation. Un rapport de force permanent s’engage. Car si les Hoots ont besoin de montures à cause de leurs jambes malingres, leurs bras et leurs mains sont puissants et ils sont capables d’étrangler et soumettre leurs adversaires, leurs proies ou leurs montures indociles. Une épée de Damoclès soigneusement masquée par les soins et l’affection qu’ils leur portent, s’assurant de leur confort, perpétuant leur souvenir (par des tableaux, des trophées). On comprend que quelque part, les Hoots aiment leurs montures comme les éleveurs aiment leurs bêtes, soit à peine moins qu’eux-mêmes ou leur progéniture, mais que malgré tout cet amour, une bête malade, rétive ou dangereuse ne méritera que la nuque brisée.

On saluera le tour de force du roman à nous livrer une histoire cohérente, compréhensible, malgré les biais narratifs et les trous béants qu’ils provoquent dans notre appréhension de ce monde. On se place à hauteur d’enfant, un enfant arraché à sa vie, son avenir pour se retrouver au cœur de préoccupations plus adultes. La mentalité du narrateur, avec la langue, les mots qui lui sont imposés, sa syntaxe propre, qui reflète son mode de pensée de pré-ado, y participent fortement.
J’ai achoppé sur quelques passages, pas toujours clair, des tournures ambiguës qui ont dû donner du fil à retordre à Patrick Deschene. Quelques coquilles demeurent.

Court, brutal, surprenant, « La Monture » n’est pas un roman facile à lire et renverse le paradigme avec son héros non seulement dans le camp des dominés, mais parfaitement dressé à accepter son sort et heureux comme tel, plutôt qu’être le libérateur des opprimés. Tout le schéma d’apprentissage, propre aux récits menés par un ado, s’en trouve impacté. La violence des propos, des attitudes de tous, Humains comme Hoots, marque profondément, écaillant le vernis civilisé initial pour nous amener dans un conflit sauvage contre l’oppression, aussi bordée d’affection soit-elle. C’est une lecture qui secoue, sur le fond comme la forme, et reste longtemps gravée.


Titre : La Monture (the mount, 2002), Prix Philip K. Dick 2003
Autrice : Carol Emshwiller
Traduction de l’anglais (USA) : Patrick Deschene
- Grand format
Couverture : Xavier Collette
Éditeur : Argyll
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 220
Format (en cm) :
Dépôt légal : octobre 2021
ISBN : 9782492403248
Prix : 19,90 € ou 9,90 € en numérique
- Poche
Couverture :
Éditeur : J’ai Lu
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 288
Format (en cm) : 18 x 11 x 2
Dépôt légal : avril 2023
ISBN : 9782290375648
Prix : 8,40 €



Nicolas Soffray
27 mai 2023


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