« Arrimés à leur ordinateur, toute la journée, ces fantômes œuvrent dans l’ombre : ils cliquent, tapent, recopient comme des forcenés. Ce sont les esclaves du monde moderne. »
Ceux qui s’intéressent à la littérature scientifique ou plus simplement au monde qui les entoure ont tous entendu un jour ou l’autre parler de ces microtâches informatiques distribuées dans toutes les régions du monde à des mères de famille ravies de glaner ici et là quelques centimes d’euros ou de dollars en effectuant à la chaîne des microtâches sur le réseau, comme détourer des parties d’images, interpréter des photographies, résoudre des problèmes extrêmement simples. Des mères de famille, mais aussi des individus ne parvenant pas à trouver de travail, ou souvent des personnes situées à l’autre bout du monde et réussissant à gagner de la sorte des sommes dérisoires. De nouveaux esclaves planétaires exploités par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, et leurs filiales ou avatars) pour nourrir les intelligences artificielles en développement de millions d’exemples de solutions de problèmes qu’elles sont pour l’heure incapables de solutionner, mais que grâce au deep learning elles sauront très bientôt résoudre. Ce n’est pas de la science-fiction, c’est bel et bien le monde réel, où, en apprenant aux machines des tâches courantes, les humains sans travail, bloqués au plus bas de l’échelle sociale, participent frénétiquement à nourrir un monstre qui déjà les dévore, à la construction du monde de demain dans lequel ils seront eux-mêmes, et par l’effet de leur propre action, définitivement inutiles.
« Les coûts de réalisation par les humains sont en réalité si dérisoires que la majorité des entreprises préfère continuer à faire appel aux exclus de la société plutôt que de chercher à réellement automatiser les choses. »
C’est à partir de ce constat que l’auteur développe une idée singulière : si pour l’heure les intelligences artificielles restent incapables d’effectuer des tâches qui pour les humains paraissent très simples, elles sont également incapables d’effectuer d’autres tâches dont tout un chacun les croit capables. Car la magie des algorithmes n’est pas encore au point. Pire encore, ces esclaves planétaires les rendent inutiles : cette main-d’œuvre qui n’est pas vraiment énumérée, qui s’épuise en dehors de tout progrès social, en dehors de tout droit du travail ne demande qu’à être exploitée plus encore. Nous croyons que les mille et une tâches informatiques qui comme par miracle s’effectuent en ligne résultent du progrès technique ? Elles ne s’effectuent en réalité que par un esclavagisme forcené soigneusement dissimulé. Des fermes de serveurs ? Des troupeaux d’esclaves, plutôt.
Hugo Jauffret prend donc le contrepied de la science-fiction : il n’anticipe pas mais rétrocipe, met en scène un présent parallèle dans lequel notre réalité est encore de la science-fiction, mais où l’on cherche à faire croire que la science-fiction est déjà la réalité. Une variante astucieuse sur le thème de la théorie du complot, et peu importe si un tel postulat peut de prime abord sembler peu crédible : il permet la satire un soupçon voltairienne, la mise en scène des défauts d’un monde schizophrène qui prétend lutter contre les discriminations mais perpétue l’esclavagisme et l’exploitation sous toutes ses formes.
« La vérité, c’est que toutes ces tâches étaient réalisées manuellement, de façon quasi instantanée. »
Bienvenue dans le monde du travail, officiel ou occulte. Ce monde du travail, Hugo Jauffret le fait découvrir au lecteur par l’intermédiaire de Yacine, exécuteur de microtâches informatiques à domicile chez sa mère malade, comparé à un poulet élevé en batterie, l’œil fixé comme un drogué sur les centimes d’euros qui s’accumulent, mais aussi à travers Ludovic, étudiant brillant qui comme tant d’autres, à force de choix rationnels, se retrouve dans le tunnel d’un travail bien payé qui ne lui plaît pas, “le temps de quarante-deux annuités et demie” avec en ligne de mire une retraite venant clôturer une existence insipide. Ludovic, justement, travaille chez Hémisphère Task Automator, grand spécialiste de la segmentation et de la délocalisation de microtâches. Le nez bien trop dans le guidon pour se rendre compte de l’ampleur du problème, mais pas assez pour ne pas se rendre compte que cette existence qu’il n’a pas vraiment choisie ne lui convient pas.
Entre ces deux personnages-clefs, et parmi quelques autres, se trouve Émilie, jeune journaliste ambitieuse qui à force de chercher anguille sous roche, finit par avoir vent de cette gigantesque arnaque et, enquêtant ici et là, finira par mener un véritable travail de lanceuse d’alerte. Une grande partie de l’art du roman tient à ce personnage qui se fiche comme d’une guigne de l’exploitation de l’homme par l’homme qu’elle prétend dénoncer et se révèle tout autant amorale, sinon plus, que les travers révélés dans son livre-brûlot, « Le Turc mécanique » - allusion explicitée au robot joueur d’échecs de von Kempelen, même s’il est difficile de ne pas penser, dans le registre exploitation sociale, au fameux « Tête de Turc » de l’allemand Günther Walraff.
Si Hugo Jauffret ne s’interdit pas ici et là de petites pointes d’humour, on rit surtout jaune. On pourra sourire également aux titres de chapitres judicieusement choisis, détournements amusants et imagés d’œuvres connues comme « Apocalypse Now », « Lost in translation », « Un jour sans fin », « Very bad trip » ou encore « Le Prestige ». Un humour grinçant pour une belle dénonciation du monde du travail où n’existe nul sens moral. Et dénonciation également, comme en passant, de l’absence totale de sens moral des officines chargées pour des commanditaires introuvables, cachées derrière des nuées d’intermédiaires, de diffuser sur commande, à large échelle à travers les réseaux, des opinions et idéologies de toutes sortes, y compris les plus infâmes. Nous sommes là, on l’aura compris, de retour dans le monde réel.
Justement formaté à un peu plus de deux-cents pages, ce « Je ne suis pas un robot » se lit aisément. Sous couvert de fiction, il informe, fait frémir, fait réfléchir. Une lecture à conseiller à ceux qui préfèrent fermer les yeux, une lecture qui pourrait aider bien d’autres à les ouvrir. Un livre facile d’accès et capable de parler à tous, que l’on verrait bien au programme de français d’une classe de collège ou de lycée.
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Titre : Je ne suis pas un robot
Auteur : Hugo Jauffret
Couverture : Studio Eyrolles / Shutterstock
Collection : Behind the scene
Éditeur : Eyrolles
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 239
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : mai 2023
ISBN : 9782416010491
Prix : 16,90 €
Les éditions Eyrolles sur la Yozone :
« Petits mystères en campagne » de Juliette Sachs