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Lune et de Sang (De), tome 1
Erin Beaty
Lumen, roman (USA), polar & fantastique, 625 pages, janvier 2023, 17€

Catrin travaille pour son mentor, le maitre architecte Thomas, à l’édification du Sanctum de Collis, un immense temple dédié au Soleil. Mais c’est à la lumière de la lune que la jeune fille préfère escalader les échafaudages, qu’elle a la charge d’inspecter pour éviter les accidents. Une nuit, elle entend les appels à l’aide d’une femme, les cris résonnant dans sa tête. Remontant la piste, elle découvre le cadavre mutilé d’une prostituée, la fille d’un ouvrier mort des années plus tôt sur le chantier, qui était venu voir maître Thomas plus tôt. Convaincu de l’innocence de son mentor et tuteur, Catrin s’attache au service du Vénatre Simon, l’enquêteur nommé par le prévôt, un de ses neveux venu d’une autre ville. Le jeune homme est intelligent, froid et méthodique, et finit par ne pas laisser Catrin indifférente, ce qui rend jaloux Rémi, son ami d’enfance et apprenti de Thomas.



Erin Beaty met ici la barre assez haut, et nous propose un adroit mélange de roman historique, de thriller et de fantastique.
La construction du Sanctum, en toile de fond, avec les dangers du chantier, n’est pas sans évoquer des images devenues familières grâce à des best-sellers comme « Les Piliers de la Terre » de Ken Follett ou « La Pierre de Vie » d’Ellis Peters. Sur fond de ferveur religieuse, les hommes édifient des bâtiments à la conquête des cieux, et les risques de chute, d’écrasement viennent parfois assombrir leur oeuvre.

Mais pas loin du temps, il y a la rue des Plaisirs, pour la satisfaction des appétits masculins. Perrette, la première victime, fille d’un ouvrier décédé, avait fini par y travailler faute de mieux, malgré la rente versée par maître Thomas. Les maisons de passe sont fréquentées par de nombreux suspects. Le premier, c’est Oudin, le cadet du prévôt, jeune homme à la débauche notoire : c’est son implication qui contraint l’officier de justice à nommer un enquêteur, pour laver son nom de tout soupçon. Mais Catrin découvrira que depuis son retour d’apprentissage, Rémi, qui fréquente Oudin, y a aussi ses habitudes. Sans doute, devine-t-on, pour ne pas trahir son serment de ne pas entrer dans la chambre de la jeune fille, alors que cela crève les yeux qu’il est amoureux d’elle. Sa jalousie excitée par la présence de Simon, il se montre de plus en plus irritable et possessif. Et si Catrin sait leur maître innocent du meurtre, et de ceux qui suivent, Rémi rentre de plus en plus dans les cases du profil mental que Simon brosse du tueur...

C’est là un parti-pris audacieux de l’autrice : dans une fiction de fantasy historique, son enquêteur le Vénatre (le chasseur, le pisteur) a une approche très contemporaine de la criminologie : étude du lieu du crime, du cadavre, enquête sur les antécédents des suspects, et profil psychologique. Aidé par sa cousine, à la mémoire infaillible, il initie Catrin à la réflexion analytique, car plusieurs cerveaux valent mieux qu’un, et que son oncle lui met la pression pour fournir un coupable à la populace. Les fans de polars noirs à l’américaine seront en terrain connu, et cette approche est d’autant plus agréable et originale qu’elle est parfaitement justifiée dans le roman, où la maladie mentale est au cœur de tout, avec une ville-pèlerinage pour les malades atteints de troubles, et des préoccupations liées, comme le prévôt qui tient à cacher, pour la réputation familiale, que sa défunte femme et sa fille sont aliénées. Mais à fréquenter Simon et Juliane, Catrin découvre aussi tout l’aspect humain, la difficulté et la fatigue de ceux qu’on appelle aujourd’hui les « aidants ». Simon a accompagné son père comme il accompagne Juliane à surmonter ses crises, à avoir un semblant de vie normale entre chaque.... L’autrice livre quelques clés de son inspiration originale en post-face.

Enfin, si le polar doublé d’un triangle amoureux ne suffisaient pas, Erin Beaty ajoute une louche de fantastique très young adult : Catrin a été abandonnée petite au couvent du Soleil, avant d’être « adoptée » en apprentissage par Maître Thomas. De l’architecte à la vieille prieure, tous semblent dans le secret du mystère de sa naissance. Un mystère dont le lecteur lèvera le coin du voile bien plus vite que l’héroïne, pas bien rapide sur ce coup-là (mais on la pardonne vu la somme d’événements qui se déroulent en peu de temps) : la ville abrite un Quartier de Sélénaes, une race un peu à part, descendant d’un empire déchu, qui vénèrent la Lune plutôt que le Soleil, qui vivent la nuit et qui ne se mélangent pas à la population. La présence d’un Sélénae chez maître Thomas ou dans la foule des lieux du crime incite Catrin à les croire impliqués. Le fait qu’elle développe des sens surdéveloppés et de la télépathie sous la lumière reflétée par l’astre ne lui met pas tout de suite la puce à l’oreille qu’elle pourrait avoir un lien avec ces gens-là... Cela donne quelques scènes intéressantes, à double sens, entre ce que l’héroïne et le lecteur en comprennent. La réflexion de Catrin est aussi influencée par le fait que les adorateurs de la Lune, en plus d’être des hérétiques, à l’opposé de toute son éducation au couvent, fabriquent et distribuent une drogue puissante qui peut donner des hallucinations. Si on entendra leur point de vue, dans le dernier tiers de l’ouvrage, ce commerce nuisible les positionne en coupables indirects des maux qui agitent les nuits de la cité.

« De lune et de sang » est pour ma part une vraie réussite, un roman complet. L’enquête est palpitante, d’autant plus qu’elle circonscrit très vite la liste des suspects potentiels au cercle immédiat de Catrin. On en vient à douter de tous, comme elle, avant de revenir à notre suspect initial... Il faut que les choses se concrétisent avec Simon pour être à peu près sûr de le rayer de la liste ! Les rebondissements secondaires, comme la recherche de ses origines, l’évolution des travaux, les crises de Juliane ou les exigences de résultats du prévôt viennent entraver la minutie de l’enquête, du jeu du chat et de la souris que le tueur impose au Vénatre, et laissent peu de temps à Catrin pour souffler, et à nous par la même occasion. La lecture est immédiatement captivante, et malgré quelques facilités scénaristiques, le pavé difficile à lâcher.

Si la fin est pleinement satisfaisante du point de vue de l’enquête, et peut expliquer l’absence de tomaison, la recherche des origines de Catrin se poursuivra dans un second tome, « Silence & Shadow », encore non traduit.
EDIT 02/24 : Vous pouvez vous plonger dans « De Silence et d’Ombre » !


Titre : De Lune et de Sang (blood and moonlight, 2022)
Autrice : Erin Beaty
Traduction de l’anglais (Etats-Unis) : Marie Kempf
Couverture : Sasha Vinogradova
Éditeur : Lumen
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 625
Format (en cm) : 22,5 x 14 x 4,5
Dépôt légal : janvier 2023
ISBN : 9782371023864
Prix : 17 €



Nicolas Soffray
24 avril 2023


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