« Mais ne négligez point le fait que tout cela se déroule sur les terres d’Égypte, héritage d’un monde oublié depuis des millénaires, où les hommes et les dieux cohabitaient sur le même plan de réalité… »
Dans les années 1815 imaginées par François Baranger, la technique n’est pas la seule à prendre son essor. Une inquiétante forme de magie, l’Ars Obscura, est apparue dans l’Empire après le retour précipité de Napoléon de son expédition d’Égypte. Personne ne sait qui est exactement le sorcier Élégast, apparu en 1799, qui se serait placé au service de l’Empereur en 1803. Personne non plus ne sait d’où il vient, mais il est le seul à maîtriser l’Art Obscur – un art que d’autres sorciers effleurent à peine. Dans le château de Versailles transformé en place-forte, Élégast, qui a entre autres permis la victoire de Napoléon à Austerlitz, poursuit ses expériences sans pour autant négliger la science, dont il a compris qu’elle pouvait lui donner d’autres pouvoirs encore.
« Si le peuple continuait à aimer Napoléon, il goûtait moins son inextinguible soif de conquête, et encore moins les troubles occultes qui, quoique isolés, semaient la terreur sur tout le territoire et au-delà. »
Mais si tout va pour le mieux du côté du pouvoir – la flotte anglaise de Collingwood a été détruite à la bataille du Texel en 1810, une partie de l’Angleterre est désormais française et le gouvernement anglais est en exil en Égypte – la population ne se sent pas forcément aussi bien. De manière imprévisible, des manifestations surnaturelles surviennent ici et là, incompréhensibles bulles noires emportant les habitants et libérant les terribles résurgions, également nommés malebêtes, qui une fois occis se délitent en poussière. Parmi eux le mange-pied, noir, velu, hérissé de spicules, pourvu de pattes chitineuses, de petite taille mais dont les morsures peuvent être douloureuses, le croc-noir, doté de nombreuses pinces et de deux bouches aux crocs acérés, danger mortel pour le quidam, mais aussi le phoboïde, les nébulistes, les amphimapses et d’autres encore.
Nul ne s’étonnera de voir s’y intéresser de très près la jeune Ethelinde Ordant, fille de Charles Ordant, un naturaliste disparu pendant la Campagne d’Égypte. Une jeune fille qui se considère comme héritière sur le plan de la pensée du Siècle des Lumières et qui poursuivra ses enquêtes en compagnie de Ludwig Arcerèse, un chasseur de résurgions, qui semble en connaître plus qu’il n’en veut bien dire et semble capable de pratiquer, à son niveau, un peu de cet Art Obscur que tous convoitent.
Que tous convoitent : là est peut-être le problème pour Napoléon, car, à l’Est, le problème majeur n’est pas tant ces alliances qui se font contre l’Empire, mais bel et bien les recherches menées en Russie sur l’Art Obscur, ou sur un de ses équivalents. Si la magie répugne au tsar Alexandre de Russie, tel n’est pas le cas de son frère Nicolas, qui, de manière occulte – la Fraction Rouge, l’Escadre Astrale – travaille à réveiller des puissances depuis longtemps endormies. Mais là n’est pas le seul problème que Napoléon ignore. Certains de ses généraux, à commencer par Éribart de Beaumont, estiment que le sorcier Élégast pourrait bien servir ses propres intérêts plutôt que ceux de l’Empereur. Que la Garde Hermétique, des soldats exclusivement à son service, devient trop puissante. Et surtout que l’Empereur compte trop sur son sorcier : à se reposer sur les forces occultes, il devient un piètre stratège, perd toute audace. Son génie s’éteint. L’Empire vacille sur ses bases. La conspiration des militaires, elle, s’organise.
« Les résurgences ? Une porte ouverte par Dieu directement vers l’Enfer pour montrer aux païens ce qui les attendait. »
Il y a dans ce « Sorcier d’Empire » un aspect steampunk évident, avec ses fusils électrogènes et les parlant-à-distance permettant de communiquer par voie éthérique, avec les tubes électrofères et les laboratoires de recherche mêlant magie et technique. On ne s’en étonnera pas dans un roman qui rend ouvertement hommage aux « Voies d’Anubis » de Tim Powers : la mention de William Ashbless et l’apparition d’un groupe de tsiganes ne peuvent à cet égard être plus limpides. Comme Tim Powers avant lui, François Baranger nourrit et enrichit son intrigue de mille événements, de mille détails. Détails historiques scientifiques et lettrés, mais aussi, comme chez Powers, d’ouvrages apocryphes, citons par exemple le « Quae sint daemonum ingenia ac quae in extremis orbis finibus istorum cultu utenda » d’Ulthomérius ou le « Quae sint multiformes terrarum orbis » de Johannes Filoccci daté de 1453 à propos duquel un des personnages évoque l’ « Entretien sur la pluralité des mondes » de Fontenelle mais qui fait également penser à « L’éternité par les astres » qu’écrira Louis-Auguste Blanqui en 1872.
« Ce qu’il aperçut durant ce court instant acheva de le terrifier jusqu’au fond de son être, de la convaincre qu’il avait échoué au fond de l’enfer. »
Investigations, espionnage, traques, fuites, dissimulations, chevauchées à travers la France napoléonienne – Versailles, les Tuileries, Monterau, Troyes et maints villages réels – mais aussi goût des forêts, des ruines des créatures éthérées : François Baranger construit un univers riche et solidement documenté, avec description des lieux, des costumes, des armes, et usage des termes militaires d’époque. Les détails magiques abondent, parfois mentionnés comme en passant – les plantes d’Élégast “dont les racines trempent parfois dans la trame même de la nuit” – parfois récurrents, comme les pierres d’aiönite, dits aussi cristaux cérulés ou lapis lucidus, source énergétique des mécanismes aux allures steampunk.
Composé de quatre chapitres de plus de cent pages chacun, « Sorcier d’Empire » fait alterner de manière feuilletonesque, mais de manière à ce que le lecteur ne perde jamais le fil, les passages dédiés à maints et maints personnages – citons par exemple le capitaine Irénion Brégante, des forces classiques, son amie libertaire et féministe, Joachim Valès, son neveu renégat et pervers, Pavel Laptev, serviteur au Palais de Saint Petersbourg et victime d’expériences abominables, Jonas Whisby espion anglais en lien avec les Russes, Azra Yilmaz, jeune gitane délurée, Thomas Eutrope, paysan doté de pouvoirs de divination, Irina Uliatine, courtisane et aventurière, Gordon Ravageac, âme damnée d’Élégast et commandant en chef de la garde Hermétique, Piqueur, lieutenant d’Hélade et hidalgo déchu du nom de Leandro Venancio Toribio de Gajates, Lithian étrange individu qui lui aussi étudie la magie, ou encore le sulfureux et désargenté comte de Novorod Ivan Kanybekov, grand amateur d’occultisme et de cérémonies païennes.
« La lumière du jour n’étant plus assez forte, les nombreux tubés électrofères suspendus dans les hauteurs avaient été allumés et dispensaient leur lumière aux reflets violacés. »
Si l’on excepte quelques facilités (l’issue de l’affrontement entre Hélade et Ethelinde Ordant ou la scène de menace réciproque entre Ludwig Arcerèse et Ethelinde, trop cinématographique et déjà vue bien des fois, qui plus est inutile et peu vraisemblable compte tenu du contexte), ce « Sorcier d’Empire » apparaît de très bonne tenue. Suffisamment dense pour maintenir l’attention pendant près de cinq cents pages, il entraîne le lecteur dans un dix-neuvième siècle uchronique fouillé. En évitant avec soin les habituels artifices d’exposition, François Baranger construit peu à peu un passé parallèle cohérent, par petites touches, comme naturellement, lui donnant au fil des pages son ampleur et sa vraisemblance. Ajoutant aux ors et chamarres des fastes napoléoniens les cuivres de l’époque victorienne et les arcs électriques bleutés du steampunk, il bâtit un univers imagé à la hauteur de son talent de dessinateur. Une belle toile de fond historique, propice à maints développements, que l’on suivra volontiers dans les autres tomes d’un « Ars obscura » d’ores et déjà annoncé comme une quadrilogie.
Titre : Sorcier d’empire
Série : Ars obscura, tome 1
Auteur : François Baranger
Couverture : François Baranger
Éditeur : Denoël
Collection : Lunes d’Encre
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 486
Format (en cm) : 14 x 31
Dépôt légal : mars 2023
ISBN : 9782207165805
Prix : 23 €
François Baranger sur la Yozone :
L’Effet domino
Les Montagnes hallucinées (illustrateur)
Tepuy