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Lapin maudit
Chung Bora
Matin Calme, traduit du coréen, fantastique, 282 pages, mars 2023, 22 €


« Il y a un proverbe japonais qui dit : jeter une malédiction, c’est creuser deux tombes. »

De nos jours, les familles capables de pratiquer la sorcellerie sont toujours redoutées, même s’il est dangereux pour elles de la pratiquer à leur propre avantage. Dans “Lapin maudit”, lorsque l’on est capable d’ensorceler les objets, même les puissants et les prospères ne sont plus à l’abri. Une lampe de chevet en forme de lapin, des courbes et un toucher d’une douceur exquise seront l’instrument d’une justice terrifiante. Que le lapin soit un être craintif et inoffensif, voilà ce dont on peut à présent douter. Plus perfide encore que le Vorpal Rabbit, le fameux lapin tueur qui s’attaque aux chevaliers dans le métrage « Sacrée Graal » (Terry Gilliam et Terry Jones, 1975), ce “Lapin maudit”, capable de se multiplier à la frontière du visible et de déjouer la matérialité des obstacles physiques, murailles et même coffres-forts, allant jusqu’à grignoter les registres dans les endroits les moins accessibles, rongeant de manière imagée, mais non sans conséquences, le cerveau de ses proies, ne laissera pas grande chance aux victimes du maléfice. Et pendant ce temps le narrateur, par en-dessous, de manière non moins dissimulée, prépare une fin humaine et astucieuse, une chute inattendue qui ne peut qu’emporter l’adhésion du lecteur.

Dans la “La tête”, horreur urbaine à la David Cronenberg, les déjections d’une femme s’agglomèrent de strate et strate, prennent une forme vaguement humaine et viennent hanter leur propriétaire en faisant issue par la cuvette des toilettes. Une tête pathétique, inachevée, effrayante, qui veut vivre à son tour et hante la jeune femme, qui essaye en vain de s’en débarrasser en tirant la chasse d’eau – mais, où qu’elle aille à travers la ville, la tête resurgit ici et là des toilettes. Un récit qui s’achève par une fin moins inattendue que celle de “Lapin maudit”, mais tout aussi cohérente et quelque peu épouvantable. Même arrière-fond de biologie féminine avec “Les règles du corps”, entre surréalisme clinique, déviance physiologique et cauchemar médical. Quand les règles d’une jeune femme refusent de se tarir, quand les contraceptifs hormonaux destinés à réguler son cycle menstruel la mettent paradoxalement enceinte, quand le monde médical, non moins paradoxalement, et à rebours de la chronologie, lui conseille de trouver à son futur enfant un père qui n’a jamais existé, la réalité prend des allures cauchemaresques. Et ceci d’autant plus, dans ces deux nouvelles, que les membres de l’entourage des protagonistes ne s’émeuvent guère de leurs mésaventures, et considèrent tout cela avec une placidité par elle-même inquiétante. Dans le monde angoissant où elles se trouvent projetées, ces femmes se retrouvent d’autant plus victimes que le surnaturel, pour leurs amis, pour leur famille, semble aller de soi. Ainsi se retrouvent-elles perdues dans un monde réel envahi par d’incompréhensibles étrangetés dont nul ne s’émeut. Une passivité vis-à-vis de l’étrange qui ne rend ces histoires que plus inquiétantes.

« Cette chose était belle. C’était une brume à la douce couleur d’or, qui luisait et bougeait lentement. Et là où elle passait, elle laissait une trace étincelante, comme un voile de poussière d’or. Cette ombre d’or était froide et pâle, et donnait envie à ceux qui la regardaient de s’en approcher, et à ceux qui en approchaient d’y plonger la main. »

Encore un peu d’hémoglobine et de biologie, alchimique cette fois, avec “Le piège” qui à partir de la capture d’un bien étrange renard revisite de façon dramatique le thème éternel de la poule aux œufs d’or, thème auquel Chung Bora parvient à donner des développements horrifiques inattendus. Entre conte classique et fable (très) cruelle, une nouvelle forme d’exploitation qui parvient à faire le grand écart entre vampirisme et capitalisme. Avec “Les doigts glacés”, on est dans le registre du fantastique moderne, un récit moins original, presque trop linéaire pour vraiment convaincre – mais avec, quelque part entre l’ici-bas et l’au-delà, une ambiance glacée et désespérée de confusion et d’épouvante. Dans un registre totalement différent, celui de la science-fiction, très belle réussite avec “Au revoir mon amour” : cette variante sur le thème rebattu de l’indépendance robotique apparaît bien plus marquante que mille et un tableaux de révoltes mécaniques. Une nouvelle pour l’essentiel en finesse, en douceur, fondamentalement (et paradoxalement) plus humaine que bien des récits du genre,

Heureux foyer” apparaît comme un jeu du topos et des frontières, aussi bien physiques que mentales. Car, dans le quartier imaginé par Chung Bora, peut-être croyez-vous devenir l’habitant d’un immeuble alors que c’est l’immeuble qui se met à habiter en vous. Peut-être croyez-vous avoir un enfant alors que c’est un enfant qui est en train de vous avoir. De Charybde en Scylla, de singularités en bizarreries, de malchances en improbables retournements de situation, se dessine peu à peu un motif, un dessein surnaturel pour cet immeuble qui est à la fois un refuge et un piège. Topologie et espaces intérieurs encore avec “L’éternel retour” où la narratrice, une étudiante coréenne venue poursuivre ses recherches littéraires en Pologne, se voit confrontée, sur une place où elle se restaure en terrasse, au passage répété d’un individu excentrique, une récurrence qui, compte tenu de la lenteur et de la boiterie du personnage, se révèle chronologiquement impossible. Un fantôme sans doute, qu’elle n’est pas véritablement seule à voir. À travers son idylle trouble avec un archiviste apparaissent les singularités des individus, les manières dont l’on s’enferme en soi ou en ses propres hantises, dont l’on peut devenir son propre fantôme. “L’éternel retour”, c’est la scène perpétuelle du temps qui s’écoule et des schémas qui reviennent, le théâtre de nos émotions qui nous figent à jamais dans un temps révolu, le manège des obsessions qui nous lient et qui déterminent nos destins, le drame des distances infranchissables entre des individus proches mais prisonniers de leurs propres orbites, tournant et gravitant sur des manèges à jamais différents.

« Il n’avait pu voir l’insecte qu’une fraction de seconde. Celui-ci grimpait sur le mur, affairé et indifférent. Il en était déjà comme ça avant l’étincelle provoquée par la chaîne raclant le mur de pierre, il en serait de même dès que les ténèbres reviendraient et qu’il reprendrait tranquillement sa route en tâtonnant dans l’obscurité familière, après s’être un instant immobilisé dans la brève lueur. »

Comme Ted Chiang dans l’excellent recueil « Expiration » (et tout particulièrement la nouvelle « Le Marchand et la porte de l’alchimiste »), Chung Bora base quelques-unes de ses nouvelles sur les ambiances et la structure ancienne des contes. On l’avait constaté plus haut avec « Le Piège », on le ressent plus encore dans “Cicatrices”, le texte le plus long du recueil (une bonne cinquantaine de pages), qui se déroule en des lieux et en des temps non précisés – pourrait être en des époques reculées de notre monde. Un garçon enchaîné grandit dans l’obscurité d’une grotte, la moelle de ses os régulièrement sucée par un être invisible. Il finit par s’échapper, mais – homo homini lupus – découvrira que le monde extérieur n’est pas plus tendre, il n’y sera pareillement qu’un objet, qu’une source de profit. La découverte de la douceur, de l’origine de son destin, l’exercice de la raison, l’affrontement du monstre n’amélioreront ni son sort ni le monde : un pied-de-nez triste, narquois, féroce, aux destins flamboyants de la « fantasy » et à ses fins heureuses. Bien plus lumineux, “Le Maître du vent et du sable” évoque les fables orientales. Un récit magnifique mais qui lui aussi s’écarte des fins traditionnelles et, doux-amer, s’achève en mi-teinte. Avec Chung Bora, le conte de fées n’existe pas, tout du moins pas sans sa contrepartie ténébreuse, laquelle n’est pas une simple péripétie de parcours mais étend jusqu’à la fin son ombre.

Un texte de science-fiction, du fantastique classique, du réalisme magique, du surréalisme, de l’horreur, du détournement de contes : il n’est pas nécessaire de chercher à étiqueter ces nouvelles plus que nécessaire. Chung Bora ne cherche sans doute ni à s’inscrire dans une veine précise ni, pour reprendre un cliché, à « jouer avec les codes » de manière délibérée, mais plutôt à laisser mûrir en elle mille influences, à restituer sa vision intime, à empreindre les récits de sa propre logique. Une vision, une logique où s’entrecroisent lumières et ténèbres, un perpétuel jeu de clair-obscur. Dix nouvelles de très bonne tenue, le tout dans un volume soigné avec couverture à rabats et belle illustration de lapin halluciné rehaussée par un vernis sélectif. Un « Lapin maudit » que, comme quelques autres créatures de Chung Bora, le lecteur n’oubliera sans doute pas de sitôt.

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Titre : Lapin maudit (저주토끼, 2021)
Auteur : Chung Bora
Traduction du coréen : Han Yumi et Hervé Péjaudier
Couverture : Jaehoon Choi / werkgraphic.com / Barbario
Éditeur : Matin calme
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 282
Format (en cm) : 13,5 x 24,4
Dépôt légal : mars 2023
ISBN : 9782493386380
Prix : 22 €



Hilaire Alrune
9 mars 2023


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