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Infini dans un roseau (L’), une histoire des livres depuis l’Antiquité
Irène Vallejo
Le Livre de Poche, n°36781, traduit de l’espagnol, essai, 666 pages, février 2022, 9,90

L’infini dans un roseau, c’est le miracle de la conservation de la mémoire grâce à l’écriture. Une invention fabuleuse qui défie le temps depuis des millénaires, et dont l’aventure est loin d’être terminée.



« Le monde chimérique de l’oralité imaginait des histoires pleines de vitalité et de mouvement dans lesquelles les vivants côtoyaient les morts, les humains les dieux, les corps les fantômes et où les liens entre le ciel, la terre et l’enfer permettaient un chemin d’éternel retour.  »

Une invention de l’écriture qui n’allait pas de soi, et dont la nécessité n’était peut-être pas aussi criante qu’on l’imagine. Pas de refus du monde d’avant par l’auteur, en tout cas, qui sait s’émerveiller tout autant du tableau du monde où la parole était reine que devant les manuscrits enluminés de l’époque médiévale. L’occasion pour elle de rappeler les performances mnémotechniques de personnages d’exception retenus par l’histoire du monde antique, mais aussi celles des raconteurs anonymes qui en des temps reculés passaient de cité en cité pour y conter fictions, mythes, histoires authentiques, des individus capables de broder sur des canevas narratifs mais aussi de retenir par le simple artifice de la mémoire, ce qui est aussi un prodige, des milliers et des milliers de vers.

« Cette histoire commence dans les roselières d’un fleuve qui brille au soleil, sous des latitudes orientales quasiment sans arbres.  »

Qui a inventé l’écriture, nul ne le saura sans doute jamais. À quelle date précise, on ne le saura pas plus. “Il y a six mille ans”, écrit Irène Vallejo, “les premiers signes apparurent en Mésopotamie, mais les origines de cette invention sont drapées de silence et de mystère.” On est sûr en tout cas que la littérature n’est née que dans un second temps. Les premiers signes gravés sur les tablettes servaient avant tout à la comptabilité, les relations et fictions ne sont apparues qu’ensuite : “On commence par écrire des inventaires, puis des inventions. (D’abord des comptes, ensuite des contes).” Mais lectrices et lecteurs seront ravis d’apprendre qu’une chose est certaine : il n’y a pas de plus ancien auteur connu, mais une autrice, Enheduanna, fille du roi Sargon d’Akkad, qui, non contente d’avoir à son actif hymnes et écrits astronomiques, fut aussi la première à décrire l’inspiration poétique.

«  Peut-être que sur la rive d’une rivière qui coule et passe et rêve, comme disait Machado, les Grecs et les Romains de l’Antiquité ont-ils écrit dans l’écorce des arbres les premières pensées et les premiers mots d’amour. Qui sait combien de ces arbres finirent par devenir des livres. »

Sans l’incroyable pouvoir de conservation du papyrus, avec la récupération d’écrits jetés au rebut il y a deux millénaires, puis recouverts par la couche protectrice de sable brûlant, on en saurait beaucoup moins sur la formidable aventure que fut l’antiquité. Une invention « Low tech » qui métamorphose notre connaissance du monde et qui a permis à chaque nouvelle génération de bâtir sur les fondations érigées par les précédentes. L’histoire de l’antiquité ainsi décrite par Irène Vallejo est en tous points passionnante. Les parallèles qu’elle fait avec l’époque contemporaine rendent ces développements accessibles à tout lecteur : avec les expansions grecque et romaine, c’était déjà une première mondialisation qui se mettait en marche.

«  Après une longue traversée dans l’indifférence des siècles, les titres se sont transformés en minuscules poèmes ; hublots, baromètres, œilletons, panneaux lumineux, publicités aux néons ; clef musicale qui définit la partition à venir ; miroir de poche, seuil, phare dans la brume, pressentiment, vent qui fait tourner les pales.  »

L’Histoire et les histoires, donc. En plus de six cents pages, Irène Vallejo brasse large sans jamais lasser. Les parallèles avec l’époque moderne et les références à la pop culture, destinées à séduire un vaste public, sont le plus souvent bienvenues. On trouve ici et là bien des anecdotes poétiques et plaisantes, par exemple quand Irène Vallejo découvre les us et coutumes des bibliothèques anglaises et en conclut qu’ « Alice au pays des merveilles » est du pur réalisme littéraire ou lorsqu’elle découvre que les bibliothèques ont des expansions rayonnantes au-dessous du sol : “Dans les brumes du matin“, écrit-elle, “quand je m’aventurai dans les rues voilées, je sentais que la ville entière gravitait sur une mer de livres, tel un tapis magique en plein vol.”

Irène Vallejo s’amuse à mettre côte à côte auteurs anciens et modernes se faisant écho à travers les siècles (comme Ovide et Virginia Woolf ou Hérodote et Paul Auster), ou à établir des parallèles audacieux et parlants, en comparant par exemple Aurelius Prudentius Clemence, dit Prudence, à Quentin Tarantino. Elle aborde mille et un thèmes, l’art des titres, le vertige et le goût des listes, les premiers livres de poche connus (les codex pugillares, ainsi nommés parce qu’on poing pouvait masquer), l’art délicat de lire les rouleaux, les étymologies surprenantes de termes comme « classique » ou « éditer ». Elle donne envie de relire les auteurs antiques souvent déjà connus (Hésiode, Homère, Hérodote, Euripide, Sophocle), mais aussi d’en découvrir bien d’autres.

On trouvera également dans cet « Infini dans un roseau » plusieurs exemples de malédictions destinées à ceux qui ne respectent pas les livres, ce qui nous semble fort utile à une époque où l’on voit tous les jours les employés des centres de documentation, des administrations, des centres de loisirs, des écoles, des bibliothèques déverser des étagères entières de livres dans des bennes à ordures : en des temps anciens, on souhaitait que de tels criminels soient frappés de paralysie, que leurs membres éclatent, que les vers rongent leurs entrailles et autres joyeusetés corporelles. Sans aller jusque-là, on ne verrait pas forcément d’un mauvais œil quelques désagréments mineurs s’abattre sur ceux – et ils sont nombreux – qui devraient être les premiers à promouvoir et à protéger les livres et qui s’en débarrassent avec un entrain et une joie indiscutablement barbares.

La destruction, la barbarie, la haine des livres : si Irène Vallejo développe une véritable ode aux livres et à l’écriture, elle ne se fait pas pour autant d’illusions. Elle sait que l’histoire des livres est aussi celle des autodafés. Elle n’ignore pas que de grands lecteurs comme Adolf Hitler et Mao ont également fait partie des plus grands destructeurs de livres. Elle rappelle des périodes troubles de l’histoire, ancienne et récente, où l’on attaque les librairies, où l’on assassine les auteurs et leurs traducteurs, et elle sait que de telles époques ne sont pas révolues. Elle sait que les supports de la mémoire peuvent être irrémédiablement détruits. Elle mentionne la destruction des livres à travers le recyclage du papier telle que décrite dans « Une trop bruyante solitude » de Bohumil Hrabal. Elle n’oublie pas les piles de best-sellers avortés arrivant au pilon sans être passés par les tables des libraires, un phénomène qu’elle mesure à l’aune d’époques où l’on se contentait de faire faire une copie d’un livre lorsque l’on en avait besoin. Elle n’oublie pas la destruction d’autres supports de mémoire, les milliers de métrages de celluloïd perdus à jamais lorsque l’industrie de la chaussure les recycla pour fabriquer des talons : “Dans les années 1920”, écrit-elle, “des anonymes marchèrent sur des œuvres d’art.” Et si elle se fait le chantre des échanges, des fusions et intrications des cultures, des langues, des sociétés, son amour de la littérature ne la rend pas pour autant naïve au sujet de livres et des propagations d’informations dont la nature n’est pas immuablement bénéfique.

Plus de six cents pages, plus de deux millénaires, mais jamais d’ennui pour cet ouvrage à la fois savant et accessible à tous. Outre une “Note pour la tribu du roseau » consacrée à l’écriture de cet essai, l’ouvrage est complété par un épais cahier de notes, une bibliographie abondante et un index nourri des noms propres, série d’annexes venant confirmer, si besoin était, la rigueur et le sérieux de ce bel essai qui se lit non pas comme un roman, mais comme une multitude d’histoires.


Titre : L’Infini dans un roseau, une histoire des livres depuis l’Antiquité (El Infinito en un jungo, 2020)
Auteur : Irène Vallejo
Traduction de l’espagnol : Anne Plantagenêt
Couverture : Studio LGF / Duncan1890 / IStock
Éditeur : Le Livre de Poche (édition originale : Les Belles Lettres, 2021 )
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 36781
Pages : 666
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : février 2023
ISBN : 9782253107484
Prix : 9,90 €



Hilaire Alrune
25 avril 2023


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